Corps et discours ; L’âge révolu de l’hygiénisme ?

  Dans la veine des études de genre réaffirmées à partir des années 2000, l’ouvrage Genre et Éducation : former, se former, être formée au féminin sous la direction des historiens Paul Pasteur, Marie-Françoise Lemonnier-Delpy, Martine Gest et Bernard Bodinier publié en 2009 aborde l’histoire de l’éducation des femmes, très peu traitée avant le XXIe siècle. Le chapitre qui traite de « Corps et éducation » nous permet ici de penser les discours que les sociétés mettent en avant par rapport au corps des femmes, instrumentalisés pour leur fonction reproductrice.

 En effet, l’« infertilité », vu comme le « tabou du siècle » et un « fléau », nécessite un « réarmement démographique » imminent. Il ne s’agit pas de mots employés dans un quelconque traité de médecine des XVIII-XIXe siècles, mais bien par le président de la République française, Emmanuel Macron, en 2024. Cet ouvrage a l’objectif, par le biais de travaux sur l’éducation des femmes en Europe de la Renaissance à nos jours, de mettre en lumière la manière dont l’éducation féminine s’est construite, a été invisibilisée ou a été alimentée grâce à une approche pluridisciplinaire, à la fois historique, géographique et culturelle. Par cette approche, nous pouvons nous rendre compte que les discours sur le corps des femmes est toujours une actualité brûlante : mais que peut-on discerner à propos de ces discours qui portent encore aujourd’hui sur le corps de la femme et son « utilité » que l’on pourrait lier au discours hygiéniste qui dominait au XIXe siècle  ?

Les prémisses des combats de libération des femmes de nos époques prennent naissance au XIXe siècle

  Il est courant, même pour les jeunes générations d’aujourd’hui, d’entendre ces phrases qui rappellent que « notre horloge biologique tourne », que nous devrions « rapidement trouver un.e partenaire pour nous marier », et que « les enfants sont l’accomplissement de toute une vie », comme si le reste de ce que nous avons accompli n’avait aucune valeur tant que nous ne sommes pas entrés dans le mariage (de préférence hétérosexuel) ni dans la parentalité. Les hommes politiques, médecins et autres personnalités « éminentes » de nos sociétés, et ce depuis longtemps, ne sont pas les seuls à considérer les corps des femmes (et des hommes) comme ayant une fonction à remplir, c’est une idée répandue dans l’imaginaire collectif, car ce serait dans cet « accomplissement » que nous serions considérés comme « sains ».

  L’essai ici présenté fait un parallèle entre une émancipation possible par l’écriture et la création de manière générale et le combat des femmes à choisir pour et par elles-mêmes (Guilpain, 2009). Car si le patriarcat et les discours discriminants sur la femme sont petit à petit repoussées depuis les mouvements féministes et de libération de la femme entamés dans les années 60-70, et le mouvement « Me Too » mis en lumière à partir de 2017, permettant une remise en cause des fondements même de nos sociétés, ces discours n’ont pas encore disparus. 

  L’hygiénisme, ou le contrôle du corps de la femme au service des discours moraux et médicaux

  L’hygiénisme est dès le XVIIIe siècle, cette « science » qui se veut préserver la santé des individus par des discours politiques et médicaux sur l’hygiène et les corps, et au XIXe siècle englobe des aspects plus généraux encore. Ces questions de santé publique que l’on retrouve dans les traités de médecine étudiés par les historiens touchent les femmes comme les hommes, aussi bien sur leur sexualité (l’hystérie est un mal connu, une « maladie de l’âme » chez les femmes, qui doit être soignée par le sexe marital, uniquement) que leur éducation. C’est pourquoi l’hygiénisme est une science dite prescriptive ; car elle est faite pour éduquer les mœurs des individus, et notamment les déviants, dans une société où les entorses aux normes sont interprétées comme une maladie ou un trouble. 

  Ces discours moraux sont issus de discours médicaux qui cherchent à trouver dans la séparation des sexes et donc des genres dans la conception de l’époque, les raisons et les solutions des problèmes de santé et de société. Mais ce que l’on sait être aujourd’hui des discours « pseudo-scientifiques » (Jiménez-Salcedo, 2009, p.141) sont alors des prétextes idéaux réutilisés dans le cadre de politiques pour placer les corps sous une domination normative qui considère les femmes comme faibles et soumises à leur intériorité. Il y a alors nécessité de les guider par le biais de manuels d’éducation sur le mariage et la maternité pour les éloigner des lectures dites « frivoles » qui, pense-t-on, les enfermeraient dans des fantasmes inassouvissables qui finiraient par les rendre folles. Quant aux hommes, ils deviennent problématiques quand ils se féminisent en faisant preuve de « mollesse » et de « passivité », qui sont normalement l’apanage des femmes, ou en manquant de virilité (castrats et sodomites). 

  Les discours sur le genre qui en ressortent sont donc ceux d’une répartition des rôles stricte, le meilleur moyen pour soumettre les corps par « l’éducation ».

Des discours hygiénistes qui semblent avoir disparu, mais.. ?

  La femme est ainsi depuis longtemps l’objet de discours la réduisant, entre autre, à sa fonction de reproductrice. Les manuels d’éducation du XIXe siècle véhiculaient d’ors et déjà l’idée qu’une bonne épouse est avant tout une bonne mère (Chaffin, 2009). Les romans de mariage n’occupent évidemment plus une place aussi prépondérante dans notre société, mais le mariage reste une institution normalisée bien que plus ou moins détachée aujourd’hui des considérations religieuses ou morales pour une perspective plus sociale ou économique. C’est le cas du moins dans nos sociétés occidentales, car la pertinence d’une telle institution mériterait à être questionnée dans la perspective d’autres sociétés et cultures.  

  Le célibat pour les femmes était à l’époque très mal considéré, vu comme un échec de la vie de la jeune fille devenue femme, qui était par conséquent incapable de s’accomplir pleinement en devenant mère et lui permettant de légitimer sa place dans la société. Pour éviter un tel cas de figure, outre la littérature, c’est par un ensemble d’enseignements dispensés aux jeunes filles et qui font l’objet d’une étroite surveillance que les femmes sont mises sous tutelle (Roll, 2009). Le célibat est encore aujourd’hui considéré comme une forme de déviance, allant à l’encontre de la tendance générale qui voudrait que la plupart des individus se marient et aient des enfants, ce qui nous est rappelé jusqu’au discours de nos politiques (« problème démographique », opposition de certains partis d’inscrire l’IVG dans la Constitution, etc.).

  Ces discriminations sont d’autant plus visibles lorsque ce sont des femmes qui sont concernées. Mais dès le XIXe siècle en effet, certaines femmes se rendent compte des biais de ce genre d’éducation et de la privation de liberté que cela entraîne pour elles et commencent à combattre pour leurs droits, ce qui entraîne petit à petit, et avec beaucoup d’effort, les luttes actuelles.    

  Si les discours hygiénistes ont vieilli, des traces persistent cependant encore jusqu’à notre mode de pensée du XXIe siècle. L’hygiénisme est une science datée aux préceptes dépassés ; pourtant elle a profondément marqué nos sociétés au point qu’il reste des empreintes particulièrement tenaces de ces discours tout droit sortis du passé pour rappeler que nous sommes entourés de prescriptions et d’incitations sur notre mode de vie et notre hygiène, que le choix, finalement, ne nous revient pas entièrement. C’est pourquoi les luttes féministes et LGBTQ+ se poursuivent…

Bibliographie :

– GUILPAIN Geneviève, « Au XIXe siècle, les combats des jeunes filles pour leur autonomie intellectuelle », in PASTEUR Paul, LEMMONIER-DELPY Marie-Françoise, GEST Martine et BODINIER Bernard (dir.), Genre et éducation : former, se former, être formée au féminin, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2009, p.127-140. https://books.openedition.org/purh/1731 

– JIMENEZ-SALCEDO Juan, « L’hygiénisme au XVIIIe siècle » in PASTEUR Paul, LEMMONIER-DELPY Marie-Françoise, GEST Martine et BODINIER Bernard (dir.), Genre et éducation : former, se former, être formée au féminin, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2009, p. 141. https://books.openedition.org/purh/1733 

– CHAFFIN Laurence, « Les romans de mariage au XIXe siècle », in PASTEUR Paul, LEMMONIER-DELPY Marie-Françoise, GEST Martine et BODINIER Bernard (dir.), Genre et éducation : former, se former, être formée au féminin, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2009, p.117-129. https://books.openedition.org/purh/1729 

– ROLL Sandrine, « Former les mères de demain : le projet d’Anna Thieck, une participante au concours Doyen-Doublié de 1899 », in PASTEUR Paul, LEMMONIER-DELPY Marie-Françoise, GEST Martine et BODINIER Bernard (dir.), Genre et éducation : former, se former, être formée au féminin, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2009, p. 153-168. https://books.openedition.org/purh/1735 

Sitographie :

– Contributeurs de Wikipédia, “Mouvement MeToo,”  Wikipédia, l’encyclopédie libre, https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Mouvement_MeToo&oldid=213029099 (Page consultée le 4 mars, 2024).

– Contributeurs de Wikipédia, “Mouvement de libération des femmes,”  Wikipédia, l’encyclopédie libre, https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Mouvement_de_lib%C3%A9ration_des_femmes&oldid=212473685 (Page consultée le 4 mars, 2024).