La psychiatrie de précision : un nouveau paradigme redorant le visage de la psychiatrie ?

La nature et l’origine de ce qui est nommé trouble mental est encore imprécis à l’heure actuelle. Centrée sur la personnalisation, l’individualisation, la psychiatrie de précision semble porteuse d’espoir pour renouveler les catégories diagnostiques et répondre aux fragilités de la psychiatrie. L’ouvrage paru en 2023 «Promesses et limites de la psychiatrie de précision», a principalement guidé ma réflexion.

Partie de l’impulsion des Etats-Unis au début des années 2000, la psychiatrie de précision (PP) est arrivée en France notamment par l’encouragement de projets de recherche financés comme Propsy en 2020, porté par la voix de Marion Leboyer. J’ai choisi ici de me baser sur les chapitres 1, 6 et 7 de l’ouvrage collaboratif « Promesses et limites de la psychiatrie de précision », pour leurs implications épistémologiques et éthiques. Leur portée informative et surtout critique m’a encouragé à élargir la situation, à reconsidérer les propos en amenant du contexte et à partager mes questionnements. Les projets en cours en France en PP suivent un mouvement venant des Etats-Unis lancé en 2008 par le National Institutes of Mental Health Research avec le projet Domain Criteria .

La psychiatrie de précision : Un projet qui répond à des incertitudes ? ( Llorca, Leboyer, 2023)

La PP part du postulat qu’il existe des entités biologiques invariables définissant les troubles mentaux. Elle ambitionne une révolution des classifications mentales comme la dernière en date, celle du DSM III (3^ème version du manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux) ayant fait exploser le nombre de catégories en 1980. La démarche est de se concentrer d’abord sur le fonctionnement du cerveau pour comprendre ensuite l’état clinique du patient qui exprime des symptômes et une plainte.

L’identification de biomarqueurs -paramètre corporel servant à mesurer le fonctionnement normal ou pathologique d’un organisme-  permet de détecter les origines de l’affection en dressant le terrain génétique et les vulnérabilités à l’environnement extérieur. Le but recherché est d’atteindre une finesse diagnostique le plus tôt possible afin de prévenir les troubles mentaux (TM) et permet de répondre à une difficulté des cliniciens. En effet, face à la complexité et au grand nombre de catégories diagnostiques, ces derniers recherchent une simplification diagnostique et des références valides et consensuelles pour leur prise en charge.

Pour identifier les biomarqueurs, des informations spécifiques sont nécessaires : une caractérisation précise du patient est effectuée (paramètres biologiques et génétiques, observation de son point de vue avec préférences, attitudes, croyances, connaissances médicales) avec l’appui de techniques issues de la révolution numérique ou digitale. Des outils connectés permettent le recueil passif et objectif d’informations aboutissant à un « phénotype digital », une sorte de carte d’identité de l’état mental avec des données issues du téléphone portable notamment et partagées volontairement. Ces données régulières sur un temps long permettent un suivi du patient, d’évaluer l’état, l’évolution, l’efficacité, la tolérance au traitement et l’évolution naturelle du TM. Cette prise en charge très ciblée permettrait une psychiatrie personnalisée.
Pour cibler au maximum les traitements et faire face à l’hétérogénéité clinique actuelle des catégories trop larges, la PP cherche une homogénéité via la constitution de sous-groupes d’une cohorte (ensemble de patients qui sont suivis médicalement), sous-groupes ayant les mêmes caractéristiques. Pour cela, l’analyse de la grande quantité de paramètres qui interagissent entre eux est assurée par l’Intelligence Artificielle dans un temps moindre. Elle permet également d’enrichir les données manquantes sur les comorbidités, c’est-à-dire la situation complexe et très fréquente d’addition de pathologies chroniques à un trouble initial détecté.

Cette précision dans les informations permettrait de répondre à un niveau de preuve faible dans la recherche clinique psychiatrique aujourd’hui, ne lui conférant pas une grande validité scientifique (Thurin, 2016). De plus, la circulation importante de données entre établissements et dans le monde entier pourrait avoir un impact sur la coordination améliorable des soins.

Entre illusion et réalité : controverses et limites de la psychiatrie de précision

La PP est accusée de réduire un trouble mental à la biologie. Néanmoins, le réductionnisme est sans doute fructueux pour étudier des objets de science en particulier à un moment, s’il ne reste pas en l’état. De plus, les financements ont tendance à être orientés sur les neurosciences, la génétique et les sciences du comportement, mais beaucoup moins sur l’épidémiologie, les traitements, les services d’accueil et de suivi (Tabb, 2023). Une voix dans ma tête me souffle que des défis sociaux sont encore à relever (inégalités d’accès et de soins, remboursements de soins en santé mentale).

Je partage l’idée que les biomarqueurs ne sont sans doute pas une solution à tout pour un soin dans sa globalité. Le temps laissé à l’IA et à l’efficacité des Big Data semble s’affranchir de la présence humaine, rassurante, d’un médecin ou de professionnels de la santé. Il s’agirait de continuer à améliorer la prise en compte de la souffrance psychique, des émotions et du vécu particulier de la maladie, directement lié à l’environnement global très influent du patient. Prendre en considération la puissance normative que peut avoir le discours médical me semble indispensable, ce dernier influençant le discours du patient, l’étiquette et le rapport à sa propre pathologie. Ce vécu aura un effet en retour sur le discours médical à nouveau et cela en continu (effet de boucle développée par Ian Hacking) (Hacking, 2001). En effet, le trouble mental est le résultat de connaissances scientifiques à un temps donné, cliniques et sociales. Le constructivisme social de la maladie est assez écarté avec la PP (Demazeux, Keuck, 2023).

Qu’est-ce qu’on retire de tout ça ?

Une complémentarité entre les Sciences Humaines et Sociales, les neurosciences et la clinique est souhaitable et peut-être un tri dans les références psychopathologiques : tout n’est sans doute pas à jeter ! La psychiatrie reste en construction et en quête de légitimité tandis que la jeune PP se fait une place. Reste à juger les résultats : allons-nous vers une nouvelle classification ? Un renouvellement des pratiques en psychiatrie ? Y aura-t-il un impact dans la formulation diagnostique des psychiatres, dans leur profession ou dans la conception de guérison nommée «rétablissement» en psychiatrie ?

Références

Llorca, P.-M., & Leboyer, M. (2023). I. Psychiatrie de précision : Enjeux et perspectives. In Promesses et limites de la psychiatrie de précision (p. 45‑64). Hermann. https://doi.org/10.3917/herm.gauld.2023.01.0045

Thurin, J.-M. (2016). Est-il nécessaire (et possible) d’établir un nouveau système de preuve en psychiatrie pour les psychothérapies et les interventions complexes ? PSN, 14(1), 29‑51. https://doi.org/10.3917/psn.141.0029

Tabb, K. (2023). VI. La psychiatrie doit-elle être précise ? Réductionnisme, données massives et révision nosologique dans la recherche en santé mentale. In Promesses et limites de la psychiatrie de précision (p. 161‑200). Hermann.

Hacking, Ian (2001). Entre science et réalité : la construction sociale de quoi ?, Paris, Editions la découverte

Demazeux, S., & Keuck, L. (2023). VII. Comment peut-on être précis les yeux fermés ? In Promesses et limites de la psychiatrie de précision (p. 201‑230). Hermann. https://doi.org/10.3917/herm.gauld.2023.01.0201

 

 

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