Peut-on rendre la mort facultative ? Si oui, est-ce un devoir de le faire ?

Et si le vieillissement n’était pas une fatalité ? serait-il alors un devoir moral de le combattre ? c’est ce que le philosophe suédois Nick Bostrom défend dans une courte nouvelle philosophique écrite et publiée dans le Journal of Medical Ethics en 2005.

Introduction : 

Dans cette nouvelle philosophique, Nick Bostrom raconte l’histoire d’un peuple qui subit la tyrannie d’un dragon, symbolisant le vieillissement et la mort, qui impose un tribut de plusieurs millions de vies humaines par jour (Bostrom, 2005). L’argument est simple, il consiste dans un premier temps à montrer que les personnages de la fable ont de fortes raisons morales pour tuer le dragon, et que cette fable n’a pas de différences morales pertinentes avec notre situation actuelle où des millions de personnes par jour meurent de sénescence. Dès lors, Nick Bostrom conclut que nous avons des raisons morales contraignantes de combattre la sénescence.

J’aimerais dans ce billet soutenir la conclusion de Nick Bostrom, en montrant que certaines objections courantes contre l’augmentation de la longévité ne sont pas si convaincantes que cela.

Une vie sans vieillissement est-elle souhaitable ?

La conscience de la finitude de nos vies humaines provoque toutes sortes de comportements, comme le réconfort dans certaines croyances, comme une vie éternelle après la mort, comme l’évoque la fable : « Certains cherchèrent à conforter spirituellement ceux qui étaient effrayés d’être dévorés par le dragon […] en promettant la vie après la mort, une vie libérée du dragon-fléau. ». Ainsi, Socrate pensait que la mort consistait en l’affranchissement de l’âme du corps, qui était justement selon lui le but de la philosophie. Pour Socrate, philosopher consistait donc à apprendre à mourir. La sénescence et la mort deviennent donc souhaitables. Outre les arguments religieux d’une vie après la mort, est-il justifié d’un point de vue moral et philosophique de défendre que la sénescence et la mort soient une bonne chose ? Comme je le montrerai ci-dessous, il y a certaines bonnes raisons de s’opposer à cela.

Le vieillissement, un problème grave et urgent ?

Dans la fable du dragon-tyran, un enfant dont sa grand-mère a été dévorée par le dragon affirme que “Le dragon est mauvais et il mange des gens.”. Par ailleurs, la fable montre la force de persuasion de l’enfant sur le peuple, qui n’était plus convaincu des arguments rhétoriques contre le fait de tuer le dragon : “Il y eut d’autres orateurs ce soir-là mais le simple témoignage de l’enfant avait crevé le ballon rhétorique que les ministres du roi avaient tenté de gonfler.” En effet, la plupart des personnes ne considèrent-elles pas que leur vie vaut la peine d’être vécue ? par conséquent ne désirent-elles pas vivre sans que le vieillissement soit la cause inévitable de leur mort ? Or si on considère que la cessation d’une vie valant la peine d’être vécue est une mauvaise chose, il semble qu’il soit de notre devoir de combattre le vieillissement car elle accroît les risques de décès. Si c’est le cas, alors nous sommes face à un problème moral très grave et urgent. En effet, d’après les chiffres de l’OMS, on pourra constater que la majorité des principales causes de mortalité dans les pays à revenu élevé et intermédiaire dans le monde en 2019 sont favorisées par le vieillissement.

Combattre le vieillissement, impossible ?

Même si l’on est favorable dans l’absolu de rendre la mort facultative, on pourrait affirmer que lutter contre la sénescence et la mort est impossible. Cependant, cette croyance peut témoigner d’une vision statique de la technologie, qui est erronée dans certains cas, comme l’évoque la fable : « Des sages prédisaient qu’un jour viendrait où la technologie rendrait les hommes capables de voler […] Cependant, les lettrés du roi rejetèrent ces idées.  Ils disaient que les humains étaient beaucoup trop lourds et n’avaient pas de plumes. […] Quelques décennies plus tard, les humains volaient ». Il convient toutefois d’être prudent sur le rythme de progression de l’espérance de vie, car cela dépend d’innovations technologiques et de changements politiques, sociaux et économiques qui ne peuvent être connus à l’avance, comme le souligne un bulletin mensuel de l’Institut National d’Etudes Démographiques. Mais sur le plan technologique, il est fortement plausible qu’elle sera porteuse d’innovations futures. Ainsi, des recherches récentes ont montré des indices encourageants dans la recherche sur le vieillissement, par exemple certaines innovations thérapeutiques peuvent allonger l’espérance de vie des souris traitées.

Lutter contre la sénescence aura-t-il des conséquences pires que celle-ci ?

On pourrait également affirmer que lutter contre le vieillissement aurait des conséquences négatives importantes qui contrebalancerait les effets positifs. Par exemple, certains personnages de la fable considéraient que « le dragon était utile à l’espèce humaine parce que la population était maintenue à un niveau moins élevé ». En effet, si la mort ne régule plus la démographie des populations, ne risque-t-on pas d’atteindre un point de rupture où la terre ne contiendrait pas suffisamment de ressources pour supporter tous les humains futurs ? Cependant, la question de la surpopulation est surtout un problème de gestion de ressources et de fécondité. Ce sont des problèmes importants, mais indépendants de la recherche contre le vieillissement. Ainsi, rendre la mort facultative n’empêche aucunement de se préoccuper de ces problèmes. On pourrait utiliser le même type d’argument en ce qui concerne la crainte d’une hausse d’inégalités provoquée par des vies plus longues. Lutter contre les inégalités passe par une meilleure répartition des ressources, ce qui est un problème de politique et d’économie, mais pas un problème de longévité.

Pour conclure

Dans la fable, bien que le dragon soit le plus grand mal de l’humanité, peu d’attention et de moyens sont alloués pour le combattre, contrairement à d’autres problèmes plus mineurs, comme une “invasion de serpent à sonnettes”. N’est-on pas aujourd’hui dans une situation comparable, lorsque l’on sait que la principale organisation de crowdfunding dans le monde en ce qui concerne l’allongement de l’espérance de vie n’a récolté que 390 000 dollars en 2020, tandis que le téléthon a collecté uniquement en France plus de 80 millions d’euros ? Si le vieillissement est un problème grave et urgent, n’est-il pas d’un devoir moral d’allouer plus de ressources et d’entreprendre plus de recherches pour lutter contre celui-ci ?

Nouvelle de référence :

Bostrom, Nick (2005), La fable du Dragon-Tyran, Journal of Medical Ethics, Vol. 31, No. 5, pp 273-277. https://nickbostrom.com/fable/dragon-tyran