Du misérabilisme au politique : Matérialismes trans

Est-ce que parler des études transgenres, c’est simplement faire preuve de gentillesse envers une population aujourd’hui opprimée ? Présenter et re-situer l’ouvrage collectif Matérialismes trans permet de répondre à cette question en re-politisant ce sujet.

Contexte : une prof gentille ?

Lundi 12 février 2024, 11 heures, Palais Universitaire de Strasbourg. En ce début de S2, la promo de M1 “Sciences et société” assiste à son 3ème cours d’anglais. Encore un peu endormi, je n’entends que de loin la prof dire qu’elle fait circuler une feuille de définitions. C’est en la lisant que je me suis immédiatement réveillé : gender, sex, gender transition, non binary… Je ne m’attendais pas du tout à me retrouver en cours à lire ces mots, et encore moins à en expliquer et à en discuter très sérieusement avec mes voisines.

Je raconte cette anecdote à mon petit frère qui me répond : “bah dis donc, ta prof est vraiment très gentille avec les personnes LGBTI ! Mais c’est trop bizarre que vous étudiez ça en cours : en parler, pourquoi pas, mais je vois pas ce qu’il y a à étudier.” 

Ce sont les questions que nous allons nous poser: est-ce que ma prof d’anglais a été gentille? Est-ce qu’il y a quoi que ce soit à dire sur et avec les personnes queer, autres que d’écouter leurs témoignages (souvent tristes en plus, faut se le dire) ?

C’est la lecture de l’ouvrage collectif Matérialisme trans¹ qui m’a donné la réponse à ces questions. Il s’agit des actes d’un colloque du même nom qui a eu lieu en 2019 à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon et, par rapport à celui-ci les directrices Pauline Clochec (philosophe) et Noémie Grunenwald (traductrice) ont inclus deux articles supplémentaires. Je ne peux pas te remettre ici la liste de toustes les contributeurices mais je te le dis : il y a des articles passionnants pour tous les goûts. 

Avant de continuer, petit point pour situer cet ouvrage.

Gender studies et transgender studies

Les études de genres (ou gender studies) se sont surtout développées à partir des années 1970 : il s’agit d’étudier de manière pluridisciplinaire les rapports sociaux entre les sexes. Cette analyse part du principe que le genre est un objet construit socialement, des gros mots qui font peur simplement pour dire que le genre est en fait à analyser comme production des rapports entre les individus d’une même société (production qui a aussi en retour des effets sur ces rapports). (Cette définition serait largement à développer et à nuancer)². Les transgender studies ou études transgenres émergent plus tardivement (dans les années 1990).

Matérialisme VS théorie queer

Dans tous ces courants, il existe plusieurs paradigmes. Concernant Matérialismes trans, les auteur.es se revendiquent d’un féminisme dit “matérialiste”³ , qui vient s’opposer aux célèbres thèses de Judith Butler⁴. Tandis que J.Butler parle du genre comme d’une performativité, d’un rôle à jouer comme serait celui d’un.e acteur.ice au théâtre, rôle donc changeable puisque ne signifie rien de plus qu’une performance, le féministe matérialiste propose une vision plus politique (dans la mesure où elle se veut héritière d’une tradition politique) qui part des conditions d’existence matérielles pour analyser les positions sociales occupées par les individus d’une société. C’est en ce sens que Emmanuel Beaubatie, sociologue spécialiste des questions trans, parle de “transfuge de sexe”, sur le modèle du transfuge de classe : une personne transgenre, c’est une personne qui passe d’une classe de sexe à une autre.⁵ 

Dans cette vision, notre genre est donc une position sociale qui est loin d’être neutre dans une société où les positions ne sont pas équivalentes. Emmanuel Beaubatie précise⁶ que la transition de genre ne correspond pas à un mouvement entre deux positions dans la société qui seraient simplement différentes, mais d’un mouvement vertical entre deux positions qui sont inégales. En effet, tandis que les hommes transgenres ou FtM, vivent une ascension sociale en découvrant et jouissant des privilèges accordés aux hommes, les femmes transgenres ou MtF subissent un déclassement social. 

Si c’est déjà une surprise pour toi, lecteur.ice, de découvrir que des personnes au sein des trans studies ne sont mais alors pas du tout d’accord, on va faire pire : au sein même de cet ouvrage, il y a parfois désaccord. L’avais-tu remarqué ? “Matérialisme” est au pluriel dans le titre. Par exemple, Emmanuel Beaubatie n’analyse pas de la même manière la survisibilisation des femmes transgenres que ne le font Karl Ponthieux Stern et Eli Bromley. 

Bref, tu vas sûrement commencer à te demander pourquoi je te raconte tout cela, j’y arrive.

Le rapport ? Sortir d’une vision misérabiliste pour en faire des savoirs politiques.

Tous ces désaccords, mais aussi le cours d’anglais, nous montrent une chose : les études trans constituent un champ de savoirs.⁷

Non, il ne s’agit pas que d’une gentillesse de la part des personnes cisgenres d’écouter ce qui seraient les simples témoignages/pensées des trans sur elleux-mêmes. Il s’agit d’un champ de savoirs, au même titre que les decolonial studies. 

Si parler de racisme, de sexisme et de LGBTIphobies en cours aujourd’hui constitue un acte qui situe le.a prof immédiatement en raison du contexte politique actuel, dans les faits, ce n’est pas “gentil” (analyse morale de la situation) mais bien plutôt politique (même si peut-être que cela ne devrait pas être plus révolutionnaire que de présenter le contexte historique des éléments qu’on étudie). 

Non, il ne s’agit pas, en vertu du destin fatalement douloureux et difficile des personnes trans, de gentiment lire ce qu’ont à dire ces pauvres malheureuses. Ce livre oblige à sortir d’une vision misérabiliste : les trans studies constituent un champ d’étude car ces parcours de transition et les personnes trans constituent des sujets et objets d’étude heuristiquement riches. 

Cette pluralité oblige chaque lecteurice à être au claire, j’entends par là à sortir d’une vision du “politiquement correct” (car de fait, tout le monde n’est pas d’accord) pour penser la façon dont on pense et envisage les personnes trans, et en particulier dans les luttes féministes et dans les gender studies. 

Ce livre m’a mis face à moi-même. Ce cours d’anglais m’a mis face à moi même. 

Car ce sont des éléments qui m’obligent. 

Qui m’obligent à sortir d’une simple position de soutien flou emprunt de misérabilisme et pas assez renseigné sur ces sujets ; 

Qui m’obligent à crier que oui, toutes ces questions sont intrinsèquement politiques et tant mieux ; 

Qui m’obligent, enfin, à me questionner : quelles sont les autres personnes que je relègue dans l’ombre avec leurs savoirs ? 

Bref, pour conclure : si tu cherches une introduction, je ne te conseille pas ce livre. Il exige d’être un minimum introduit aux questions trans et féministes avant de pouvoir le lire tranquillement. Mais n’attends pas trop, j’ai hâte de te le prêter, qu’on reparle ensemble de tel article ou de la conférence de Pauline Clochec qui est absolument superbe ! ⁸

SOURCES : 

1. Clochec, P., Grunenwald, N., Arpin, P., & École normale supérieure lettres et sciences humaines (Éds.). (2021). Matérialismes trans. Hystériques & AssociéEs.

2. énormément de lectures possibles, et dans toutes les disciplines, je conseille cet ouvrage en introduction : 
Dorlin, E. (2021). Sexe, genre et sexualités: Introduction à la philosophie féministe. Presses Universitaires de France.

3. Une référence dans ce domaine est l’ouvrage suivant :
Delphy, C. (2013). L’ennemi principal (3e éd). Éditions Syllepse.

4. Butler, J., Fassin, É., & Kraus, C. (2006). Trouble dans le genre : Le féminisme et la subversion de l’identité. la Découverte.

5. Beaubatie, E. (2021). Transfuges de sexe: Passer les frontières du genre. La Découverte. https://doi.org/10.3917/dec.beaub.2021.01

6. Beaubatie, E. (2021). “Le genre précède le changement de sexe”. Dans : Clochec, P., Grunenwald, N., Arpin, P., & École normale supérieure lettres et sciences humaines (Éds.). (2021). Matérialismes trans. Hystériques & AssociéEs.

7. Un article qui en propose une superbe cartographique : 
Karine Espineira et Maud-Yeuse Thomas, « Études Trans Interroger les conditions de production et de diffusion des savoirs »,Genre, sexualité & société [En ligne], 22 | Automne 2019, mis en ligne le 16 décembre 2019, consulté le 10 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/gss/5916 ; DOI : https://doi.org/10.4000/gss.5916

8. Savoirs Trans (Réalisateur). (2018, novembre 10). [Conf] Pauline Clochec—Nos identités sont-elles politiques ? https://www.youtube.com/watch?v=BPTDDtVdLtU

 

 

 

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