Les parcours atypiques en sciences

Introduction

Gregory P. Smith a eu un parcours classique d’enfant issu d’une famille dysfonctionnelle : institutions, famille d’accueil, délinquance, alcool, stupéfiants, une vie de SDF et finalement un retrait dans une forêt. Le parcours de Janja Lalich est moins classique mais tout autant traumatique : après ses études, elle part vivre pendant quelques années en Europe ; lors de son retour aux États-Unis, son idéalisme la motive à rejoindre une organisation politique de gauche de nature sectaire laquelle va exercer une emprise sur elle pendant plusieurs années. Pourtant, tous les deux terminent par réintégrer la société « normale » et reprendre leurs études pour devenir des chercheurs en sociologie.

Une jeunesse compliquée

Gregory Peel Smith raconte l’histoire de sa vie dans son  livre « Out of the Forest » (« Issu de la forêt »). Il est né en Australie dans les années 1950 dans une famille dysfonctionnelle, avec un père alcoolique et violent et une mère qui n’a pas beaucoup de temps pour les enfants. Placé en orphelinat à l’âge de 10 ans, il est victime de violences et d’abus sexuels. La famille le récupère à plusieurs reprises mais le dysfonctionnement est toujours présente. Harcèlement scolaire, un état d’anxiété permanente à cause du comportement violent de son père, il se livre à la délinquance, ensuite à la consommation d’alcool et de stupéfiants. Il termine dans la rue et à un moment donné il décide de quitter la société et d’aller vivre seul dans une forêt. 

De la forêt à la sociologie

Dans la forêt, il a du temps pour réfléchir. Après 10 ans dans la forêt, il décide de « donner une nouvelle chance à la société » et part chercher du travail. Un jour, il échange avec un groupe d’ouvriers dans un chantier, et ils lui disent qu’ils sont en train de bâtir une université. Cela lui fait penser à l’école : malgré son inadaptation au milieu scolaire, il a toujours remarqué quelque chose d’intriguant : il était capable de comprendre les choses beaucoup plus vite que ses camarades. Il veut aller à l’université, mais il n’a aucune idée de comment le faire. Il obtient son BAC alors qu’il est encore SDF. Il fait ensuite des études en sociologie, où il découvre qu’il fait partie d’une génération que les spécialistes appellent « les australiens oubliés » (« Forgotten Australians »), une population de plus de 500.000 personnes placées en orphelinat et/ou en famille d’accueil dans les décennies précédentes. Il fait une psychothérapie, il se remarie et il rédige une thèse intitulée « Nobody’s Children: An Exploration Into Adults Who Experienced Institutional Care » (« Les enfants de personne : une enquête sur les adultes issus des institutions d’accueil ») sur le sujet des « australiens oubliés ». C’est le début de sa carrière de chercheur en sociologie à la Southern Cross University en Australie. Son livre « Out of the Forest » a été écrit 18 ans après avoir quitté la forêt et plus de 50 ans de marginalisation ; il raconte également son histoire dans une TED Talk en 2021.

Un parti politique à caractère sectaire

Janja Lalich est née aux États-Unis dans les années 1940. Suite à une enfance et à une adolescence tranquilles, elle entre dans une période de découverte de soi-même : elle découvre son homosexualité et part vivre en Europe. En 1975, elle retourne en Californie où un jour on l’invite à rejoindre un « groupe d’études » sur les politiques progressistes visant à la transformation sociale. Il s’avère que ce groupe est une façade pour une organisation qui cherche à se développer de manière semi-clandestine afin de constituer un parti politique d’orientation marxiste-léniniste, le « Parti démocratique des travailleurs » (« Democratic Workers Party ») ou DWP. À la tête du groupe se retrouve Marlene Dixon, ancienne universitaire canadienne et une figure aussi charismatique que mystérieuse. Une décennie plus tard, le groupe implose, et les ex-membres se retrouvent confrontés à la réalisation que leur groupe avait des caractéristiques sectaires, et qu’il leur fallait se réadapter et se réintégrer à la société normale. 

La théorie du choix limité

Suite à la décision collective de congédier Dixon et de dissoudre leur organisation, chaque membre du groupe doit reconstruire sa vie. Janja Lalich commence son doctorat lorsqu’elle entend parler des suicides de Heaven’s Gate qui venaient d’avoir lieu en Californie en 1997 ; elle se rend compte des similarités et décide d’étudier les raisons pour lesquelles les gens joignent des sectes, et pourquoi ils y restent. Elle rédige une thèse intitulée « Bounded Choice: The Fusion of Personal Freedom and Self-Renunciation in Two Transcendent Groups » (« Le choix limité : le fusionnement de la liberté personnelle et d’auto-renonciation dans 2 groupes transcendents ») où elle développe sa théorie du « choix limité » (« bounded choice »). Sa thèse servira de base pour son livre « Bounded Choice » (« Choix limité »), où elle analyse à la fois le DWP et la secte de Heaven’s Gate, et où elle identifie plusieurs caractéristiques des groupes à caractère sectaire : de l’autorité charismatique, un système de croyances transcendantal, systèmes de contrôle et systèmes d’influence. Dans le DWP, l’autorité charismatique repose sur la personne de Marlene Dixon ; le système de croyances correspond au projet de transformation politique d’inspiration socialiste ; les systèmes de contrôle et d’influence se matérialisent à travers la cohabitation des membres du parti, leur implication permanente dans les activités du groupe, avec très peu de temps pour les activités personnelles, et la surveillance des uns par les autres. Elle poursuit alors une carrière de chercheuse en sociologie à la California State University à Chico, et en même temps elle devient éducatrice et expert sur le sujet des dérives sectaires. On trouve de nombreuses vidéos sur Internet où elle présente son analyse de sectes comme Heaven’s Gate, l’affaire du Sarah Lawrence College, etc.  

Les parcours atypiques sont-ils déterminants ?

Dans les deux cas discutés, on constate également un détail intriguant : l’atypicité des parcours de ces deux individus a été elle-même leur sujet de recherche. On remarque donc une forme de détermination où l’ancien enfant placé en institution construit une carrière à partir du sujet des « australiens oubliés », et où l’ancienne membre d’un parti à caractère sectaire devient une expert des dérives sectaires. Il est alors pertinent de se poser la question : est-ce la seule porte d’entrée pour quelqu’un qui veut faire de la science, mais qui a le malheur d’avoir un parcours atypique qui serait tout simplement indésirable à défaut de pouvoir servir de sujet de recherche ? Autrement dit, peut-on être « normal », quand on a eu un parcours atypique ?

Conclusion

Il est important de reconnaître l’existence des parcours atypiques en science. Leur présence est une voie vers une autre science, puisque les individus issus de tels parcours auront très probablement un point de vue différent, un standpoint singulier, et cela est crucial dans une démarche qui cherche à comprendre les phénomènes dans le monde où nous vivons.

Bibliographie

Smith, Gregory P., Henderson, C., Out of the Forest: The true story of a recluse, Sydney, William Heinemman, 2018.

Lalich, Janja A., Bounded Choice: True Believers and Charismatic Cults, Berkeley, University of California Press, 2004.