Mégasciences, expertise scientifique et opposition, quel arbitrage ?
Introduction
Au cœur de la recherche contemporaine, les mégasciences occupent une place centrale. Grands accélérateurs de particules, télescopes spatiaux, projets sur le climat ou le génome humain : ces initiatives mobilisent des ressources considérables, une expertise scientifique de pointe et un réseau de coopération internationale dense. Pourtant, face à cette débauche d’ambitions, des oppositions émergent : locales, politiques, sociales, parfois scientifiques. Comment arbitrer entre autorité experte, intérêt général, et résistances ? Faut-il systématiquement faire primer l’expertise ? Et qui décide de ce qu’est l’intérêt scientifique global ?
“Mégascience” de quoi parle-t-on ?
Selon le Rapport mondial sur la science (1996), le concept de mégascience désigne les projets scientifiques de très grande ampleur, à forts enjeux technologiques, économiques et scientifiques, financés et centralisés autour de la coopération internationale. Cette centralisation des moyens et des objectifs renforce l’efficacité scientifique, mais crée aussi des déséquilibres : certaines disciplines ou régions peinent à rivaliser, tandis que des communautés locales dénoncent des impacts ignorés.
Mais la mégascience ne se définit pas seulement par l’échelle des moyens. Elle engage aussi une vision du monde : celle d’une science porteuse de progrès universel, légitime à dépasser les clivages géographiques et politiques. Or, tous ne s’inscrivent pas dans cette même nécessité, ce qui ouvre la voie à des conflits entre les acteurs.
Autorité et légitimité : les moyens qui l’autorise
Les projets de mégascience sont le plus souvent justifiés par des arguments d’intérêt général : connaissance de l’univers, lutte contre le changement climatique, maîtrise de la fusion nucléaire. Toutefois, cette rhétorique rencontre des résistances croissantes, notamment à l’échelle locale. C’est notamment le cas dans ce projet de FCC, dans lequel des élus locaux expriment leur réticence quant aux nuisances inhérentes à tel chantier (comme le consommation d’électricité) et des associations qui remettent en question la pertinence et l’utilité d’un tel projet (Larousserie, LeMonde, 2025).
Autre exemple, dans l’article *Sustaining Local Opposition to Big Science* (2024), Anna-Lena Rüland rend compte de l’opposition durable des *kiaʻi mauna* (population autochtone et protecteurs de la montagne) qui refusaient l’installation du TMT (Thirty Meter Telescope) sur le *Mauna Kea*, selon leurs convictions culturelles et leur attachement au lieu. Loin d’être anecdotiques, ces conflits interrogent la légitimité de l’expertise scientifique dans des contextes où elle se heurte à d’autres formes de savoirs, de valeurs ou de mémoire collective. Ces oppositions révèlent une tension entre une logique technocratique, selon laquelle la science saurait ce qui est bon et une logique démocratique, où les citoyens doivent pouvoir dire non et être entendus.
Contrairement à l’image d’une science neutre et univoque, les débats sur les grands projets montrent que le consensus scientifique est une construction sociale. Il repose sur des réseaux, des institutions, des rhétoriques qui ne vont pas de soi : de même que l’identité nationale est un imaginaire mobilisé à des fins politiques (Anderson, 1983 ; Thiesse, 1999), le consensus autour d’un grand projet scientifique est construit, souvent au prix d’un effacement des dissidences. Les oppositions locales, tant le refus autochtone des *Kia’i Mauna* pour le TMT que les mobilisations écologistes locales contre le FCC, sont autant de rappels que l’adhésion n’est jamais donnée d’avance. Elle se négocie, se gagne, parfois s’impose, mais ne peut être directement sans équivoque.
Coopération internationale et choix politique
La littérature managériale sur les grands projets scientifiques internationaux (Godin Beekman, Maria & al., 2020) rappelle le caractère intrinsèquement transnational de la mégascience, tant les projets majeurs – notamment en astronomie, en physique ou en climatologie – reposent sur des coopérations impliquant des états, des agences publiques de recherche, un grand nombre de chercheurs, d’industriels, voire ONG de divers pays.
Cette coopération est parfois présentée comme une collaboration en réponse aux enjeux globaux, mais elle sert aussi des intérêts stratégiques : prestige national, compétition technologique, soft power scientifique. Même dans la coopération, une forme de « coopétition » demeure. Les États-Unis, par exemple, disposent des ressources pour agir seuls, mais s’engagent dans des projets multilatéraux pour des raisons diplomatiques. La Chine, de son côté, utilise la mégascience pour renforcer sa stature de puissance scientifique. Ainsi, l’universalité affichée masque des enjeux géopolitiques forts.
Puisque ces projets sont de grande ampleur et font appellent à la souveraineté des états, le fond scientifique qui leur donne naissance ne peut faire abstraction d’une certaine politisation. À l’ère de la restriction budgétaire, les critères d’évaluation changent : retombées économiques, création d’emplois, attractivité territoriale deviennent parfois plus décisifs que la seule valeur scientifique. Mais ces critères conduisent donc à deux dérives possibles : une instrumentalisation de la science par le politique, qui décide selon des logiques court-termistes et économiques, une marginalisation des disciplines « légères », moins visibles ou moins coûteuses, face aux mastodontes plus lucratives.
Gouvernance et consensus : quel arbitrage ?
Face à ces dynamiques, la question centrale devient celle de l’arbitrage. Qui décide ? Sur quelles bases ? Et selon quelle légitimité ?
Le modèle dominant reste celui de la gouvernance technocratique : comités d’experts, évaluation par les pairs, validation scientifique. Mais ce modèle est de plus en plus contesté. Il est perçu comme opaque, élitiste, et déconnecté des préoccupations citoyennes. L’enjeu est double : maintenir l’excellence scientifique tout en renforçant la légitimité sociale des projets. Cela suppose un changement de culture institutionnelle, mais aussi une plus grande humilité de la part de l’expertise. Certaines pistes émergent pour repenser la gouvernance des grands projets : intégration de dispositifs de concertation publique dès les phases amont, l’ouverture des comités de pilotage à des représentants de la société civile, reconnaissance des savoirs non-scientifiques, notamment indigènes ou locaux, évaluation pluraliste des bénéfices et des impacts. Or, la littérature sur le sujet pointe la longue temporalité qu’impose ce genre d’initiatives de sciences participatives (Maxim, Arnold, 2012).
Le modèle de la science comme seule vérité, hors du débat public, ne tient plus. La science est un acteur parmi d’autres dans un espace politique, où coexistent intérêts, conflits, imaginaires et valeurs. L’avenir des grands projets passera donc par une science négociée : négociée dans ses finalités, négociée dans ses moyens, négociée dans ses implications.
Conclusion : arbitrer, c’est choisir… mais ensemble
Face aux défis globaux, les mégasciences sont à la fois nécessaires et controversées. Elles condensent les promesses du progrès et cristallisent les tensions du monde contemporain. L’arbitrage entre expertise, protagoniste et antagoniste ne peut plus être tranché par les seuls scientifiques ou politiques. Il doit devenir un processus ouvert, pluraliste et transparent. Car si la science peut éclairer les choix, elle ne peut à elle seule les légitimer. Et si l’opposition peut freiner un projet, elle peut aussi le réorienter, l’enrichir, le rendre plus juste.
Bibliographie
- Maxim, L. et Arnold, G. (2012). Entre recherche académique et expertise scientifique : des mondes de chercheurs. Hermès, La Revue, 64(3), 9-13.
- Joly, P.-B. (2012). La fabrique de l’expertise scientifique : contribution des STS. Hermès, La Revue, 64(3), 22-28.
- Rüland, A.-L. (2024). Sustaining local opposition to Big Science: A case study of the Thirty Meter Telescope controversy. Technology in Society.
- Godin Beekman, S., Maria, J.-L., Szopa, C., Widemann, T., Goxe, F. et Viegas Pires, M. (2020). Chapitre 3. Les grands projets scientifiques internationaux. Dans Coordonné par F. Goxe, N. Prime et M. Viegas Pires La recherche en management international : Continuités et ruptures (p. 81-96). Vuibert.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Romain ROFRITSCH (22 septembre 2025). Mégasciences, expertise scientifique et opposition, quel arbitrage ? Contrepoints. Consulté le 8 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14q1v

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