Entretien de soi et structure sociale : un habitus corporel ?

Les pratiques d’alimentation et d’exercice physique constituent des marqueurs forts de l’identité sociale. A la lumière des études sur l’anorexie de Muriel Darmon et des travaux de Luc Boltanski, peut-on assimiler les comportements corporels “déviants” à des luttes de distinction individuelle?

Il y a quelques semaines, la lecture de Devenir anorexique de Muriel Darmon résonnait chez moi comme une véritable révélation¹. Loin des poncifs dépeignant les troubles des conduites alimentaires comme la conséquence d’un culte de la maigreur entretenu par les médias, la sociologue décèle plutôt chez ses interlocutrices l’intériorisation de dispositions caractéristiques des classes dominantes. De quoi attiser ma curiosité : si les inégalités de santé sont l’objet d’un large champ de la recherche sociologique, peut-on postuler l’existence d’un réel habitus corporel des classes supérieures valorisant la « vie saine » ?

Un habitus corporel ?

C’est au travers des études de Luc Boltanski que j’ai trouvé les premiers éléments de réponse à mes interrogations. Dans « les usages sociaux du corps » (Boltanski, 1971), le sociologue, alors encore dans sa période Bourdieusienne² , tente d’expliquer la variation du rapport entretenu par un individu avec son corps selon sa classe sociale. Tandis que dans les classes populaires, la préoccupation du sujet pour son corps revêt avant tout une dimension fonctionnelle, mettant en exergue les valeurs de force physique, la conception des classes dominantes rentre dans le cadre d’une diététique foucaldienne (Foucault, 1984). L’entretien de soi est alors un ensemble de dispositions intégrées volontairement de sorte à cultiver son propre corps. Pour Boltanski, dans ces classes, « les sujets sociaux tendent premièrement à établir un rapport conscient avec leur corps (…) et, deuxièmement, à valoriser « la grâce » la « beauté » et la « forme physique » (Boltanski, 1971, p.223). En découlent les habitudes alimentaires « saines », la persistance dans la pratique sportive à l’âge adulte et indifféremment du sexe, ainsi qu’un recours plus régulier aux pratiques médicales que dans les classes populaires.  

Pour Boltanski, cette variation s’explique par la différence d’usage du corps dans le milieu professionnel. En effet, le travail physique démultiplierait le nombre d’informations et induirait un brouillage dans la perception des « sensations morbides » (Boltanski, 1971, p.222). Ainsi, un rapport réflexif à son propre corps serait facilité par une situation financière et un niveau d’éducation plus élevé permettant un accès à des professions intellectuelles. De même, l’emploi du corps comme force de production rendrait non souhaitable une trop grande attention portée aux douleurs n’entravant pas directement le travail physique.

A chaque classe sociale correspondrait alors un ensemble de dispositions adoptées vis-à-vis du corps individuel, que Boltanski n’hésite pas à qualifier d’habitus corporel. La forme physique tient alors une fonction symbolique, c’est un capital qu’il s’agit d’entretenir de sorte à correspondre aux normes esthétiques, diététiques et sportives de sa classe sociale.

Si le modèle capitaliste de Boltanski me paraît judicieux, les explications qu’il en donne me semblent stéréotypées, ou du moins incomplètes : Certes, en postulant une translation des pratiques corporelles des classes moyennes vers celles des classes supérieures, le sociologue esquive habilement les objections qu’on pourrait lui adresser au sujet de la diminution de la part du travail physique au sein de la société. Toutefois, il me semble étonnamment négliger la place des facteurs économiques dans la mise en œuvre de techniques d’entretien du corps, ainsi que de la nécessité pour le sujet de disposer d’un temps libre suffisant afin de maintenir cet engagement.

Pratiques « déviantes » : des luttes de domination ?

En admettant l’hypothèse de l’habitus corporel de Boltanski, je souhaiterais maintenant revenir sur les pratiques corporelles jugées comme déviantes. Pour Muriel Darmon, l’engagement dans la carrière anorexique³ relève de la reproduction hyperbolique de dispositions corporelles inhérentes aux classes supérieures par des patientes issues des classes moyennes et supérieures. Mon interrogation est alors la suivante : Compte tenus des conclusions de ces deux études, peut-on assimiler les rapports au corps « déviants » à une forme de lutte de domination ? Dans cette perspective, les troubles des conduites alimentaires liées à un contrôle excessif de soi – anorexie, orthorexie et bigorexie⁴ – peuvent être assimilés à des luttes réglées par le sujet en vue d’atteindre symboliquement une classe sociale supérieure à la sienne ou de marquer son appartenance à la « haute société ».

 Dans une perspective Foucaldienne, le maintien de cet engagement serait alors assimilable à une discipline de soi sur soi sculptée par la surveillance d’un dépositaire diffus (Foucault, 1975). A mon sens, c’est cette opposition entre lutte émancipatrice et enfermement disciplinaire qui semble pathologiser le sujet aux  yeux de la société. La poursuite de la carrière déviante relèverait alors d’une transgression des normes sociales de la « bonne santé » de sorte à se conformer à un habitus corporel.  Ces hypothèses demeurent toutefois à l’état de conjectures ; tout comme dans les travaux de Muriel Darmon pour l’anorexie, il me semblerait alors pertinent de croiser les pratiques corporelles des patients, mais également culturelles et intellectuelles, avec des travaux détaillant des dispositions adoptées par les classes dominantes dans ces domaines précis.      

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EN ATTENTE D’UNE ILLUSTRATION DE LA PART DE JOSEPHINE AVANT PUBLICATION

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Bibliographie:

• Boltanski, Luc. « Les usages sociaux du corps ». Annales, vol. 26, nᵒ 1, 1971, p. 205‑33.
• Bourdieu, Pierre. La distinction : critique sociale du jugement. 1979.
• Darmon, Muriel .Devenir anorexique : une approche sociologique. 2008.
• Foucault, Michel. Histoire de la sexualité. 2, L’usage des plaisirs. 1984.
• Foucault, Michel. Surveiller et punir : naissance de la prison. 1975.
• Sforzini, Arianna. « L’épreuve de son corps ». Philosophies, 2014, p. 75‑118.                                              

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1. Au vu de la grande proximité que j’entretiens avec les thématiques traitées par Muriel Darmon, il me semble nécessaire de prendre un temps avant de revenir à froid et en détail sur le contenu de l’ouvrage. Toutefois, les questions soulevées par celui-ci constituent le point de départ de ma réflexion. Il me semble alors logique de centrer une partie de mon argumentation autour d’exemples donnés dans le livre. [↩]
2. L’article en question servira d’ailleurs à Pierre Bourdieu lui-même dans la rédaction de La Distinction (Minuit, 1979). Je suis conscient qu’une partie de l’ouvrage entre pleinement dans le cadre de mon étude, mais je ne m’y attarderai pas ici. Ceci pourra toutefois faire l’objet d’une publication ultérieure. [↩]
3. Le terme « carrière » est ici utilisé au sens de Howard Becker et de la sociologie interactionniste. Le concept est détaillé par Muriel Darmon elle-même dans la revue Politix [↩]
4. C’est ici l’unique fois où j’utiliserai ce terme qui, à mon sens, généralise avec inexactitude un ensemble de pratiques différentes et introduit un stigmate envers les malades. A l’avenir, j’utiliserai préférentiellement la terminologie « dépendance sportive ». [↩]

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