Le problème épistémologique de la matière noire
La « matière noire » prend souvent l’aspect d’un problème exclusivement scientifique. Pourtant, nous pensons que les études de science peuvent s’en emparer.
La matière noire dans l’univers
à la lecture de la leçon inaugurale de Françoise Combe qui porte sur « La matière noire dans l’Univers », j’ai pu trouver une histoire qui permet d’élaborer des problèmes épistémologiques sur une notion souvent confinée au champ scientifique: la matière noire. J’entends montrer par ce point de vue « épistémologique » qu’il est possible de considérer la matière noire du point de vue de l’histoire, de la sociologie et de la philosophie.
L’astrophysique est une science qui exige l’observation pour confirmer ses hypothèses. La matière noire n’est pas visible, elle est donc dite « noire » ou « sombre » (dark matter en anglais).
Bien qu’elle soit inobservable, on doit cependant postuler son existence, car ses effets sont confirmés par une foule de phénomènes indirects que découvrent Zwicky (en 1937), Oort (1938), Rubin (1978), et d’autres chercheurs à toutes les échelles de l’univers (dans les galaxies, dans les amas de galaxies, et dans le fond diffus cosmologique)1.
Si la matière noire n’est pas visible, qu’est-elle ?
Le problème de la matière noire, c’est que son existence n’est pas confirmée. La matière noire est le signe d’une inadéquation observée entre la masse totale que l’on calcule sur de nombreux phénomènes astronomiques, et leur masse visible. Une part de la masse totale qui devrait être observée n’est pas visible. Il existe donc une masse invisible que les lois actuelles prédisent, mais dont on ne peut pas tirer d’observation. Cette anomalie a une répercussion immédiate sur le paradigme actuel de la cosmologie.
Quel est le problème que pose la matière noire en cosmologie, et comment les STS entrent-elles en jeu ?
Le problème de la matière noire est d’ordre interprétatif, et c’est là que les STS entrent en jeu. Il est interprété selon deux angles différents :
- soit ce sont nos théories qui sont fausses, et de nos observations on ne peut pas déduire une masse invisible. Dans ce cas on conçoit une nouvelle théorie de la gravitation qui exprime ce que l’on observe.
- soit la théorie de la relativité générale demeure valide, et permet de prédire qu’il existe un ensemble d’atomes qui interagit très peu avec la lumière, ce qui explique la présence d’une masse très lourde mais invisible générant une grande force de gravitation.
C’est sur ce dilemme entre deux interprétations (deux modèles) que le livre de Françoise Combes conclut.
Il est donc possible de distinguer deux attitudes épistémologiques vis-à-vis de ce dilemme :
L’hypothèse qui conserve la relativité générale telle quelle peut être qualifiée d’ « ontologique » : elle propose l’existence d’êtres inconnus qui sont des particules massives (pour expliquer la masse absente) et interagissant peut avec la lumière (pour expliquer l’invisibilité de cette masse). Ce sont les théories dites « WIMP ». On voit que les caractères problématiques de la matière noire sont résolus par une hypothèse ad hoc. Elle a été conçue précisément pour correspondre au paradigme fructueux de la relativité générale : mais les candidats potentiels sont si nombreux2. que la matière noire semble mettre ce paradigme en défaut en demeurant une anomalie.
Un autre type d’hypothèse, dit « MOND », suppose qu’on aurait plus raison de changer la théorie que de la sauvegarder à partir de prédictions qui ne peuvent pas être observées. Ce type d’hypothèse peut être qualifié de « nomologique » car il propose de nouvelles lois plutôt que de nouveaux phénomènes.
Quelle voie épistémologique faut-il suivre vis-à-vis de ce problème ?
L’apport des STS (Science & Technology Studies, ou « études des sciences ») à ce problème peut s’exprimer ainsi : vis-à-vis de la matière noire en tant que problème scientifique, quelle attitude épistémologique faut-il conserver ? Le dilemme principal consiste à savoir s’il vaut mieux changer les règles de la relativité générale pour qu’elles s’adaptent aux observations, ou s’il faut supposer que quelque chose d’invisible existe afin de conserver la validité de la relativité générale.
C’est l’indécision entre ces deux voies et leur exploration simultanée qui permet de prendre ce problème comme un sujet de STS ou de théorie de la connaissance.
Quels outils les STS peuvent-elles manipuler ?
L’évaluation de la robustesse des hypothèses est déjà une norme de l’activité scientifique. Mais les STS, en tant qu’acteur extern et en bon connaisseur de biais (biais de confirmation, conflit d’intérêts, analyse des champs sociaux impliqués et des luttes symboliques, analyse des intérêts multiples d’un programme de recherche), permettent de comprendre d’autres raisons qui rendent une hypothèse robuste, tout en ne participant pas à une évaluation biaisée du champ scientifique sur son propre objet. On notera, par exemple, le choix actuel de privilégier les hypothèses WIMP aux hypothèses MOND3, qui pourrait faire l’objet d’une analyse sociologique aussi bien que scientifique. D’autre part, le fait que les anomalies de Zwicky étaient grandement ignorées au début de l’histoire de la matière noire (fin des années 30) pourrait s’expliquer autant par une analyse des relations de sa communauté scientifique, que par l’imprécision récurrente de ses instruments.
Il est également possible de chercher des cas de dilemmes épistémologiques identiques dans l’histoire des savoirs et de comparer leurs solutions – ou leurs dissolutions. L’idée est de s’inspirer des solutions passées. La comparaison pourrait être pertinente, si la ressemblance épistémologique entre les dilemmes est suffisante. A partir d’une telle recherche les STS peuvent alors avoir une influence active sur l’épistémologie scientifique (si tant est que ce champ accepterait la transdisciplinarité à partir de l’histoire des sciences).
Enfin, la matière noire n’est-elle pas le danger de l’hypostase4 ? Les candidats à la matière noire ontologique sont nombreux. Mais ceux à la matière noire nomologique sont plus rares et moins pris au sérieux. Quelle différence il y a-t-il entre une particule et une loi mathématique ? Qu’est-ce qui distingue la théorie ontologique de la théorie nomologique dans les faits ? En plus de se questionner de manière sociale, ou historique sur la matière noire, on peut s’interroger sur la philosophie qui régit l’astrophysique. Notamment sur la notion de modèle et de modèle informatique qui est au centre de ses décisions théoriques : quel est le rapport de connaissance établi entre le modèle et l’observation ? Quel genre de réel crée ce rapport en physique ?
L’ouvrage de Françoise Combes est une introduction instructive à ce qu’est la matière noire. Elle expose une histoire dense de la notion, et montre quel est son dilemme actuel. Certaines notions physiques ne sont pas expliquées, car ce n’est pas de la vulgarisation grand public. Cependant il est possible d’exploiter cet ouvrage riche à des fins de questionnement épistémologique. A sa lecture, on peut penser que les STS ont leur apport à faire sur le problème.
Bibliographie:
La matière noire dans l’Univers, 2015, Combes, Collège de France.
Les idées noires de la physique, 2016, Bontems & Lehoucq, Les Belles Lettres.
- « La nucléosynthèse primordiale dans l’univers jeune donne alors des contraintes sur la densité de protons et de neutrons présents dans le premier quart d’heure, pendant lequel se forment les éléments comme l’hélium et le deutérium. En 1975, après que leur abondances ont été mesurées précisément, il est établi que la matière ordinaire ne peut pas dépasser 5 % ne peut pas dépasser 5 % de la densité critique , celle qui sépare les univers ouverts et fermés. » Combes, La matière noire dans l’univers, 2015, Collège de France, pp. 32-33. Les analyses du Fond Diffus Cosmologique de la mission Planck proposent un modèle de l’univers comportant environ 27 % de matière noire (wikipédia). [↩]
- « Il y a toutefois un grand nombre – plusieurs dizaines – de candidats à la matière noire qui ont été proposés et qui sont étudiés ». Combes, La matière noire dans l’Univers, 2015, Collège de France, pp. 51-52. Le chapitre « Les candidats à la matière noire et les recherches de détection » porte notamment sur le fait que les expériences ratent. [↩]
- On remarque dans l’ouvrage de Françoise Combes qu’une place minime par rapport aux théories WIMP est accordée aux théories MONDs, de même dans Les idées noires de la physique, un ouvrage de philosophie et d’histoire des sciences. [↩]
- Faire une réalité ce qui n’est qu’une fiction. On peut parler d’« hypostasier ». [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
benjaminulrich (11 juillet 2022). Le problème épistémologique de la matière noire. Contrepoints. Consulté le 4 novembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/raes
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