La drosophile: économie morale, culture matérielle et communauté
Avec ses 4 paires de chromosomes, la drosophile est utilisée autour du monde dans la recherche scientifique. Comment cet animal à-t-il obtenu le statut d’organisme modèle et en quoi à-t-il changé la façon de faire des sciences?
Changer l’approche à la génétique
C’est entre 1910 et 1912 à l’Université de Columbia que Thomas Morgan et trois de ses élèves (Alfred Sturtevant, Calvin Bridges et Hermann Muller) étudient l’évolution sur la drosophile. L’amplitude de ces expériences mène à l’apparition de plusieurs mutants au cours des mois suivants, prouvant que cette mouche est un meilleur modèle pour la génétique mendélienne que les souris ou les petits pois. Morgan abandonne donc ses travaux sur l’évolution pour se consacrer entièrement à la génétique et la drosophile.
Son équipe crée une nouvelle façon de pratiquer la génétique: à partir de l’étude de la ségrégation des gènes entre croisements de différentes formes mutantes, ils construisent des cartes génétiques. Cet organisme devient une source de matériel biologique, produisant de plus en plus de mutants suite aux expériences. La cartographie permet d’exploiter ceci et de classer tous les mutants; les cartes sont “élastiques” et permettent l’intégration de ces nouveaux mutants qui viennent les compléter. Ainsi, plus on expérimente, plus on obtient de nouvelles mutations et plus on élargit les cartes. Cette pratique confronte les chercheurs à la fécondité de la mouche, les obligeant à adapter leur façon de gérer l’information et à revoir les concepts des gènes, cartes et crossing over. Cette pratique transforme de la drosophile en instrument de laboratoire; la standard fly.
En “nettoyant” la drosophile pour éliminer la “poubelle génétique”, ils obtiennent un organisme standard qui peut être utilisé dans d’autres laboratoires en dehors de l’Université de Columbia. Cette mouche donne des résultats conformes à la théorie de Mendel, critère exigé par la communauté scientifique pour donner une légitimité à cette nouvelle pratique. Le besoin des biologistes d’avoir des résultats reproductibles et cohérents transforme donc la diversité et la fécondité de la drosophile en un instrument biologique remarquable. Autres travaux sur l’hérédité n’auraient probablement pas abouti à la mise en place d’un organisme modèle, cette standardisation menée par les exigences pratiques et épistémologiques de la cartographie.
Une nouvelle organisation
Instruments et matériel ne sont pas suffisants pour former une communauté de recherche productive. La production du savoir nécessite également de technologie sociale. Il faut recruter des gens avec les capacités nécessaires, les entraîner à utiliser les instruments et les aider à apprendre les routines et comprendre les problèmes de crédibilité au sein du groupe.
Il existe dans les groupes une économie morale, c’est-à-dire des principes moraux qui guident leur activité. Dans ce cas, elle est comprise de trois éléments: accès aux outils, équité dans l’attribution du crédit et autorité pour décider sur les agendas de recherche. Dans le laboratoire de Morgan, tous les membres de l’équipe ont accès aux instruments, aux stocks de mouches et au savoir-faire. Le travail est très égalitaire et tous les chercheurs sont impliqués dans les projets des autres, ce qui permet d’avoir une grande diversité d’opinions, critiques et apports. Ceci est évident par exemple dans la publication d’articles, qui ont plusieurs auteurs, ce qui n’est pas ordinaire à l’époque. Les idées qui surgissent lors de discussions communes sont une ressource pour tous et n’importe qui peut les utiliser librement. L’abondance de cette mouche fait disparaître les tentations égoïstes au sein de la communauté et renforce les principes d’accès aux ressources et instruments et l’égalité lors de l’attribution du crédit et d’autorité.
La division en champs spécialisés de génétique de la drosophile n’a jamais été envisagée, ce qui rend cette dynamique possible et efficace. Le laboratoire est réorganisé; à Columbia, l’espace de travail consiste d’une salle commune à côté du bureau de Morgan, dont la porte reste toujours ouverte. Cette économie morale constitue un instrument social qui leur permet de profiter au maximum des opportunités dérivées du projet.
Échanger avec les autres
Ces principes vont être répandus à l’international à travers un échange remarquable de stocks de mouches. Le groupe de Morgan fournit des stocks à n’importe quel chercheur qualifié qui en a besoin, sans attaches et gratuitement, et il fournit tout type de drosophile, même celles qui n’ont pas encore été étudiées, pratique qui leur permet d’exploiter au maximum l’abondance de la drosophile. Ceci fait de la cartographie la pratique standard en génétique, et la drosophile devient son organisme modèle. L’échange de résultats fait partie de la science expérimentale depuis très longtemps, mais l’échange de savoirs et d’instruments est un outil encore plus puissant. Les publications servent à répandre la notion de cartographie, mais l’échange de stocks et de savoir-faire répand le travail soi même. Cet échange s’accompagne également d’une économie morale. Il doit y avoir une réciprocité envers le fournisseur et l’on doit divulguer les détails des expériences qui vont avoir lieu, ainsi que les découvertes qui sont faites. Ce système de communication est plus rapide et même plus utile que d’attendre une publication officielle, ce qui explique en partie la grande productivité de la génétique de la drosophile.
La drosophile, les pratiques et les valeurs qui se sont développées autour de cet organisme sont à la fois un moyen de production et une marque du mode de vie de toute une communauté. L’organisation sociale du groupe et son économie morale coévoluent avec le projet de cartographie mis en place pour exploiter l’abondance de matériel.
Référence bibliographique:
Kohler, R.E. 1999. «Moral Economy, Material Culture and Community in Drosophila Genetics.», Science Studies Reader, M. Biagioli (dir), 243–257. New York, Routledge.
Crédit photographique: Drosophila par Katja Schulz sur Flickr, Licence CC BY 2.0
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Alexandra Vilotte (15 août 2022). La drosophile: économie morale, culture matérielle et communauté. Contrepoints. Consulté le 8 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/raf2

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