La greffe des mains : guérir l’image du corps amputé

La sensation des gouttes de pluie perlant sur ses mains, le passage timide du bout de ses doigts dans ses cheveux, ou simplement l’émotion de toucher sa peau, son corps, d’avoir pleinement conscience de ses sens. Comment la greffe des mains restaure la fonctionnalité d’un corps ?

La greffe et le bouleversement de l’identité

La perte des deux mains brutalise l’identité ; violente, elle ampute le soi pour ensuite l’abandonner dans l’infirmité de sa situation. La représentation du corps blessé, l’absence des membres, figent chez le patient de nombreux traumatismes, qui ne s’estomperont pas directement après la greffe. Dans le processus de deuil, accepter la perte est essentiel pour pouvoir peu à peu apprivoiser les mains de l’autre. En effet, des suites de l’opération, il est difficile de reconstituer visuellement l’intégrité du corps ayant subi la greffe. Ces mains inertes, provenant d’un autre, un autre sans vie, et les fils les reliant à son propre corps ; « l’aspect Frankenstein »[1] (Gabriel Burloux et Jean-Michel Dubernard, 2007) semble alors inévitable. Les mains greffées rompent la continuité physique de l’organisme ; elles apparaissent comme deux entités à part entière, distinctes du reste du corps et aussi familières qu’incongrues. C’est alors que s’engage une bataille intense contre le rejet ; un affrontement opposant l’immunité aux mains greffées, qui persistera durant toute la vie du patient.

« Les mains » à « Mes mains » : le défi de l’appropriation du non-soi

Le défi de l’acceptation de la greffe pour l’organisme prend place à plusieurs échelles ; biologiquement, s’approprier la greffe va à l’encontre de l’immunité. Celle-ci reconnait le soi, toutes les structures propres à son organisme[2], et le discerne du non-soi, contre lequel elle va se défendre. Il s’agit de la réponse immunitaire. Ainsi, cliniquement, le corps receveur est incapable, et ce durant toute sa vie, d’associer le greffon au soi.

Une autre difficulté qui s’impose au patient est que les mains de l’autre surgissent dans son champ de conscience, et à elles-seules, elles l’obligent à se questionner sur son soi, et sur la représentation psychique de son soi. En effet, dans un premier temps, l’origine étrangère des mains prime sur l’organe en lui-même ; le patient, pour se préserver du sentiment d’imposture que provoque la greffe, est amené à se façonner une nouvelle identité, une identité différente de celle précédant la perte mais une identité permettant de donner sa place au soi dans des mains étrangères. Martin Dumont introduit cette redéfinition de l’identité dans son travail thèse intitulé Pour une philosophie clinique des greffes de mains et de visage : histoire, épistémologie, éthique[3] mais également lors de son passage sur France Culture le 24 septembre 2021[4], où il expose les bases d’une philosophie clinique des greffes, une philosophie « plus attentive aux réalités médicales ». Il définit cette « identité dynamique » qui s’affirme un peu plus à chaque avancée, à chaque petite victoire du patient dans ce long processus de guérison. C’est dans un premier temps la récupération des sensations, puis peu à peu de la motricité, qui feront dire pour la première fois « mes mains » au receveur de la greffe. En reprenant possession de ses mains, en rétablissant la fonctionnalité de celles-ci, la conscience du patient s’apaise ; il arrive à se réapproprier son reflet dans le miroir, mais également son reflet aux yeux de l’autre car en reconstituant la perception saine de son corps il restaure également sa sociabilité et sort de l’isolement social provoqué par l’infirmité (Christian Seulin, 2019).

Une greffe « non-vitale » 

Une greffe de rein ou de cœur est dite « vitale » car le patient risque la mort si la greffe n’est pas opérée, contrairement à la greffe des mains qui se définit comme cliniquement « non vitale ». Cette appellation soulève plusieurs questionnements éthiques autour de la légitimité de cette greffe qui amènent finalement à des calculs risques/bénéfices pour le patient et qui demandent une étude au cas par cas par les chirurgiens. En effet, dans ces calculs sont notamment pris en compte l’éventualité d’un rejet de la greffe et la prise d’un traitement immunosuppresseur lourd à vie, dont le but est de contrer les réactions immunitaires de l’organisme dirigées contre la greffe. Or ce traitement ne peut être appliqué uniquement au greffon ; il bloque l’ensemble du système immunitaire du patient, le rendant particulièrement sensible aux maladies opportunistes telles que les maladies infectieuses ou les cancers. De plus, les greffons ont une durée de vie d’une dizaine d’années environ et cette temporalité est également à prendre en compte dans le calcul des risques car, voir ses mains amputées une deuxième fois, revivre ce processus traumatique, peut laisser des séquelles d’autant plus profondes.

Néanmoins, la greffe fait naître l’espoir, l’espoir de possibles que le patient n’osait plus imaginer. En son sens strict, la greffe des mains n’est peut-être pas vitale, mais elle réanime la vitalité.

Bibliographie

BURLOUX Gabriel, DUBERNARD Jean-Michel, « À propos de la greffe de mains », Les Cahiers du Centre Georges Canguilhem, 2007/1 (N° 1), p. 123-132.

DUMONT Martin, Pour une philosophie clinique des greffes de mains et de visage : histoire, épistémologie, éthique. Philosophie, Université Paris sciences et lettres, 2017.

France Culture, La Méthode Scientifique « Greffes : peut-on tout remplacer ? », 2017, URL : Greffes : peut-on tout remplacer ? (franceculture.fr)

France Culture, Les Chemins de la Philosophie « La greffe, comment devenir soi avec un autre corps ? », 2021, URL : La greffe, comment devenir soi avec un autre corps ? – Ép. 3/17 – Objets inattendus de la philosophie (franceculture.fr)

SEULIN Christian, « Une identité recomposée », Revue française de psychanalyse, 2019/2 (Vol. 83), p. 381-392.

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[1] BURLOUX Gabriel, DUBERNARD Jean-Michel, « À propos de la greffe de mains », Les Cahiers du Centre Georges Canguilhem, 2007/1 (N° 1), p. 123-132.

[2] En effet, toutes les cellules ont en commun un CMH (Complexe Majeur d’Histocompatibilité) qui permet aux cellules de l’immunité de les associer au soi. Toute structure ne possédant pas ce CMH déclenchera une réponse immunitaire.

[3] DUMONT Martin, Pour une philosophie clinique des greffes de mains et de visage : histoire, épistémologie, éthique. Philosophie, Université Paris sciences et lettres, 2017.

[4] Les Chemins de la Philosophie « La greffe, comment devenir soi avec un autre corps ? », 2021, URL : La greffe, comment devenir soi avec un autre corps ? – Ép. 3/17 – Objets inattendus de la philosophie (franceculture.fr)