L’expédition Balmis ou la mise à disposition des corps

« On expérimente d’abord sur les corps de peu de prix, qui endossent les risques, avant de redistribuer socialement les gains cognitifs obtenus à leurs dépens. »[1]

Le 30 novembre 1803, la corvette Maria Pita quitte le port de la Corogne, capitale de Galice au Nord-ouest de l’Espagne. Les expéditionnaires comptent accoster dans les premières terres de l’Empire puis se séparer en petits groupes pour atteindre le plus de territoires possibles. Contrairement aux nombreuses expéditions qui traversent le XVIII° siècle, celle-ci n’est ni militaire, ni scientifique.

Dirigé par le chirurgien militaire Francisco Javier Balmis, l’équipage se compose de médecins, d’infirmières et d’une intendante prenant en charge 22 jeunes enfants. La mission est d’ordre sanitaire, il s’agit en fait d’inoculer la population de l’Empire espagnol de la variole. Comment s’est-elle déroulée et dans quel contexte a-t-elle eu lieu ?

La variole est une maladie infectieuse qui touchait en grande partie les enfants, et tue 20 % d’entre eux. Pour prévenir de ses ravages, il s’agissait tout d’abord d’inoculer directement la variole à des enfants lorsque la manifestation de la maladie semblait faible (moindre quantité de pustules). Mais cette méthode issue d’une pratique traditionnelle chinoise était loin de garantir un succès systématique, et n’empêchait pas la manifestation de formes graves de la maladie. Plus tard en 1776, le médecin anglais Jenner se rend compte que la vaccine, une maladie infectieuse bovine, avait pour effet d’immuniser les trayeuses de vaches. Deux ans après la publication des résultats en 1798, l’Espagne commençait à adopter sa méthode.

Le vaccin, une « affaire politique »[2]

• La prévention, d’un privilège…

La nécessité de se protéger de la variole a d’abord concerné l’élite sociale, et en particulier les familles royales dont la descendance était menacée. Les préoccupations étaient aussi financières pour les États, si bien que les premiers moments de l’inoculation n’étaient pas guidés par la volonté de mener à une inoculation de masse. Un écart se creuse entre les inoculations urbaines et les campagnes « encore très majoritaires »[3], marquées par l’absence de mesures nationales.

• … à l’inoculation de masse

Rapidement pourtant, il devient primordial d’étendre l’inoculation à la population la plus large possible. Fressoz met en avant cette déclaration de Jean-Antoine Chaptal de 1804, alors ministre de l’Intérieur : « C’est des plus chers intérêts de l’État qu’il s’agit, et du moyen assuré d’accroître la population ». La force des États européens, surtout dans un contexte de guerre, est la préservation de ses vies.

Partant, le corps devient un enjeu politique, où le gouverner revient à lui imposer à travers des mesures sanitaires des gestes qui vont dans le sens de son intérêt propre et de celui de la nation (Foucault 1983). Comme le formule Anne-Marie Moulin, il s’agit que la population soit un ensemble de « corps en bon état »[4]. À l’origine de l’expédition Balmis, l’idée est lancée par un rapport du Conseil des Indes[5] à propos de la possibilité de vacciner les territoires outremer.

• L’institutionnalisation de la vaccine

En réponse à ce besoin, une institutionnalisation progressive marque la prise en main par l’État d’une politique de santé publique. En France, Napoléon instaure la création d’un Comité central de la vaccine chargé de l’administration du vaccin à l’échelle nationale. En Espagne, l’expédition Balmis avait notamment pour objectif d’installer des commissions de vaccination sur place.

Des enfants à bord

• « les corps éprouvettes »[6]

Du fait de l’impossibilité de conserver le vaccin, l’inoculation se faisait de bras à bras, ce qui nécessitait la formation et le maintien d’une chaîne vaccinale humaine. Il fallût donc fournir aux vaccinateurs des corps qui porteraient un à un la vaccine. Comme souvent à l’époque, ce sont les « corps vils »[7] qui furent mis à disposition, les corps dont on pouvait disposer, ceux qui allaient prendre en charge les plus gros risques pour le reste de la collectivité.

Concernant la variole, ce sont donc les enfants trouvés, placés dans des hospices à la charge du Trésor public, qui furent choisis. Ils étaient en effet compris comme appartenant à l’État. Malgré les réticences manifestées par des médecins et des responsables des hospices, la mesure devint systématiques et les nombreuses expérimentations faites sur ces corps finissent par faire office de preuve statistique attestant de l’efficacité de la vaccine (Fressoz 2012). Les enfants de l’expédition sont ainsi des enfants abandonnés et des enfants trouvés qui devaient permettre la survie du virus le temps de la traversée jusqu’aux Antilles.

• Les enfants, un poids à charge des pouvoirs locaux

Le voyage se passe dans des conditions très éprouvantes pour les enfants. À l’expérience difficile d’être en mer pendant plusieurs mois en étant mal nourris s’ajoutait la souffrance due à l’inoculation du virus. Si l’accueil fut chaleureux du fait de la reconnaissance d’une telle entreprise, les pouvoirs locaux eurent des difficultés à fournir des enfants vaccinifères comme il était demandé par la métropole. Balmis constate notamment la résistance de femmes refusant de se séparer de leurs enfants malgré la compensation financière promise. L’ordre venant de la métropole explicitait aussi l’obligation de prendre en charge ces enfants de l’expédition. Balmis dénonce à ce propos les mauvais soins qu’ils recevaient.

• « Quant au destin des enfants espagnols »[8]

Qu’arriva-t-il aux enfants vaccinifères ? Face aux promesses faites par l’État que les enfants espagnols retourneraient en Espagne et verraient leur éducation prise en charge, les faits sont tout autres. Balmis lui-même constate ce manquement, qui touche aussi les enfants locaux, notamment les enfants mexicains. Du fait de leur jeune âge et des conditions de vie très difficiles, leur espérance de vie étaient considérablement réduites.

Ainsi, cette expédition manifeste l’exercice de la « contrainte sur les corps » par un État prenant en charge l’immunisation contre la variole jusque dans ses territoires outremer. Les corps des enfants trouvés, à l’instar des enfants locaux, étaient placés sous une autorité, l’État ou les parents, pouvant disposer d’eux sans contrepartie.

Bibliographie

CHAMAYOU Grégoire, « L’inoculation, expérience de masse », , Les corps vils, (dir.) Chamayou Grégoire, Paris, La Découverte, 2014, p. 97-138,

FOUCAULT Michel, Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, 5e édition, Paris, PUF, 1983, 214 pages,

FRESSOZ Jean Baptiste, “Chapitre 2, le virus philanthrope”, L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Seuil, 2012, p. 69-109,

FRIOUX Stéphane, FOURNIER Patrick, CHAUVEAU Sophie, Hygiène et santé en Europe. De la fin du XVIII° siècle aux lendemains de la Première Guerre mondiale, Paris, SEDES, 2011, 279p,

MOULIN Anne-Marie, « De l’immunisation du corps des enfants à celui de la nation», 1^er juin 2021, Université de Nantes, [URL : https://mediaserver.univ-nantes.fr/videos/js-2021-vaincre-la-covid-19-par-la-vaccination-et-limmunotherapie-decoupage/iframe/] (consulté le 28 avril 2022)

RAMIREZ MARTIN Susana María, « El nino y la vacuna de la viruela rumbo a América : La Real Expedicion Filantropica de la Vacuna (1803-1806) », Revista Complutense de Historia de América, 2003, p.77-101 [en ligne]

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[1] Chamayou 2014 §10

[2] Fressoz 2012 §2

[3] Frioux et al (2011) p26

[4] Moulin 2021

[5]Conseil chargé de l’organisation et de l’administration des colonies espagnoles

[6] Fressoz 2012 p.94

[7] Chamayou 2014

[8] nistre Caballero, Madrid (2-VII-1803) , RAMIREZ-MARTIN 2003 p.101

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