Le culte scientifique dans Banana Fish

Une même motivation et pourtant deux chemins différents. Ce qui pousse certains à continuer peut parfois être ce qui détermine les autres à arrêter. Dans Banana Fish, ce sont les scientifiques qui s’emparent de la politique du « au nom de… » mais à quel prix ?

L’histoire

Banana Fish est un manga d’Akimi Yoshida paru pour la première fois en 1986 aux éditions Shogakukan. Griffin devient fou en pleine guerre du Vietnam et tire sur ses camarades. Dix ans plus tard, son frère, Ash, célèbre chef de gang à New York à la beauté juvénile et passé maitre dans l’art du maniement des armes à feu, s’occupe de lui. Sur les traces de la drogue qui a fait perdre l’esprit à son frère, ce que l’as de la gâchette au passé mouvementé s’apprête à découvrir est bien plus sombre que tout ce qu’il est possible d’imaginer.

Au cours de son enquête, Ash rencontre bon nombre de personnages et parmi eux, des scientifiques. Leurs interactions avec les différents personnages de Banana Fish m’ont amené à réfléchir aux questions suivantes : Quelle image renvoient-ils ? Qu’est ce qui les motive ? Quel est le but de leur science ? Jusqu’où est-il possible d’aller au nom de la science ?

Découvrir la science : Alexis Dawson

La figure même de ce scientifique est enveloppée de mystère, on entend son nom, on comprend ce qu’il fait mais personne ne le rencontre. Personne ne sait où il était pendant 6 mois et il possède une pièce cachée, à la manière d’un laboratoire mystérieux, qui renferme ses recherches et savoirs, ce qui intensifie cette culture du secret. Quand le spécialiste de renommé apparait enfin, il fait preuve d’un sang-froid impressionnant. Il est ce que l’on imagine d’un scientifique : il porte des lunettes, il reste sérieux, il donne un diagnostic précis d’un blessé et répond aux questions de manière claire et concise.

Il avoue cependant avoir gardé des échantillons de la drogue pour la recherche et prononce cette phrase que je trouve récapitulative de son état d’esprit « Je suis un scientifique avant tout, je ne pouvais pas ignorer une découverte aussi importante ». Tous ces éléments font de lui l’archétype même du scientifique qui agit pour le progrès. Prêt à tout pour « la science », il n’a pas hésité à garder cette arme chimique avec lui et même lorsque sa maison brûle, il pense à sauver ses documents. Il veut à tout prix sauver ce qu’il considère comme une immense découverte peu importe ses conséquences. Il me semble intéressant de faire le parallèle avec les travaux de Véronique Nahoum-Grappe[1] qui écrit dans un article : « La science et la technique ont été les moyens de la « folie des hommes », et leurs usages mégalomaniaques et non maîtrisés sont une des causes de la catastrophe »[2].

Dans les mangas de science-fiction, les sciences sont mises en avant pour montrer l’évolution du monde : elles mènent au chaos. Ici, on n’est pas dans un monde futur comme dans Doctor Stone[3] mais le principe est le même, les scientifiques et leurs découvertes ont mené au désordre.

Vivre et mourir pour elle : Abraham Dawson

A l’instar de son frère Alexis, le nom d’Abraham n’est pas écrit tout de suite alors qu’il apparait dès le milieu du premier tome. Même sans connaitre son nom, on comprend qu’il est scientifique car il porte une blouse. Le tome 1 lui consacre quelques scènes dont une déterminante, le meurtre de Griffin. Prêt à tout pour garder ses secrets, le scientifique tue l’ancien combattant en lui tirant dessus.

Abraham Dawson a tout de la figure du « savant fou », quand il apparait il est souvent anxieux, épuisé ou à fleur de peau, il semble déconnecté du mal qu’il inflige. En effet, un peu plus tard dans l’histoire, on apprend que c’est Abraham qui découvre en premier que cette drogue peut contrôler et conditionner les gens et que c’est lui qui utilise les jeunes soldats comme cobayes lors de la guerre du Vietnam. Il a également un laboratoire financé par la mafia dans lequel il expérimente. On le voit dans ce dernier alors qu’il est en train de conditionner l’un des amis d’Ash, il engage alors la conversation avec cette phrase que j’ai trouvé effrayante « Estime-toi heureux, minable, tu vas contribuer au progrès de la science ». Il énonce clairement son projet et ses motivations quitte à ce qu’il y ait des dommages collatéraux, il y est préparé.

Dans les bandes dessinées et les mangas de science, les laboratoires[4] sont des endroits terrifiants, ce qui appuie les atrocités qui y sont faites. Véronique Nahoum-Grappe le décrit très bien : « Ces lieux ont une esthétique militarisée : barbelés électrifiés, miradors, gardes, vigiles peu amènes, bataillons de clones gardent le savant fou, et protègent le criminel avide de pouvoir qui le manipule. Ils créent des monstres dans des laboratoires infernaux pour mieux perdre l’espèce humaine »[5]. Elle travaille ici sur les mangas de science-fiction mais l’analogie est assez élémentaire, la mafia garde Abraham pour qu’il leur développe une arme puissante capable de manipuler les autres.

Toutes les actions de Dawson dans le laboratoire sont désintéressées, mécaniques, il anticipe et dévoile se qu’il va se passer, il décrit une scène terrible et il aime le faire. Peut-être parce qu’il le fait pour la science, sa cause est noble, la fin justifierait donc les moyens.

La première confrontation avec son frère dévoile une autre facette de sa personnalité, il est compétitif, il se sent obligé de dire que lui aussi sait faire. Maintenant qu’ils sont au même niveau c’est à celui qui sera assez fou pour continuer que seront attribué les honneurs. Abraham ne veut pas s’arrêter, il veut être celui qui changera les choses et c’est dans son laboratoire, en essayant de sauver ses documents de recherche en plein incendie, qu’il meurt.  

Conclusion

Là où Alexis tente de garder le secret de la découverte de cette drogue, son frère n’hésite pas à l’expérimenter directement, d’abord sur les soldats puis sur les ennemis de ses employeurs. Alors face à tous les torts que cette drogue à fait, à qui revient la responsabilité ? A celui qui la découvre ? A celui qui l’expérimente ? Ou à la science elle-même ?

Bibliographie

Nahoum-Grappe V., (2006), « Guerre totale et technosciences », Inflexions, 3(4), p.153-164. https://www.cairn.info/revue-inflexions-2006-3-page-153.htm consulté le 7 avril 2022.

Nahoum-Grappe V., (2008), « Paysage du monde d’« après » », Esprit, 3-4, 124-138. https://www.cairn.info/revue-esprit-2008-3-page-124.htm consulté le 10 avril 2022.

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[1] Véronique Nahoum-Grappe est une anthropologue, chercheuse à l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales). Elle travaille notamment sur les mangas de science-fiction.

[2] Nahoum-Grappe V., (2008), « Paysage du monde d’« après » », Esprit, 3-4, p.132. Ici l’auteure prend l’exemple du manga de science-fiction Gunnm. https://www.cairn.info/revue-esprit-2008-3-page-124.htm

[3] Lien avec le billet de Nora Durbecq.

[4] Nahoum-Grappe V., (2006), « Guerre totale et technosciences », Inflexions, 3(4), p.155. Souligne l’idée des laboratoires de technosciences terrifiants qui servent aux dirigeants pour dominer le monde. https://www.cairn.info/revue-inflexions-2006-3-page-153.htm

[5] Nahoum-Grappe V., (2008), « Paysage du monde d’« après » », Esprit, 3-4, p.134.

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