Ernst Haeckel: entre artiste et scientifique

Suscitant l’intérêt d’artistes, scientifiques et du grand public, les lithographies d’Ernst Haeckel se trouvent à la limite entre science et art.

Ernst Haeckel (1834-1919) est un célèbre biologiste, zoologiste et philosophe allemand. Adepte de Darwin, il contribue à la popularisation de la théorie de l’évolution à travers de nombreux écrits et notamment de magnifiques ouvrages illustrés par lui-même. Ses illustrations représentent la grande diversité animale et végétale dont il nomme plus de 4000 nouvelles espèces. Ses monographies sont facilement identifiables grâce à la symétrie parfaite des organismes représentés ainsi que par le grand détail et la qualité de ses représentations. Haeckel porte un grand intérêt aux organismes marins tels que les éponges, méduses, siphonophores et radiolaires, dont l’étude attentive est publiée dans ses ouvrages. Il connaît un grand succès avec la publication de Formes artistiques de la nature en 1899, et Wanderbilder publié en 1905. Ces ouvrages illustrés incluent des lithographies non reliées qui peuvent être encadrées et exposées. Voyageant toujours avec son matériel de dessin, la passion artistique de Haeckel est comparable à son intérêt pour la science.

Représenter la nature

Les illustrations de Haeckel sont encore de nos jours d’un grand intérêt scientifique. Comme dans le cas de l’illustration botanique, Haeckel considère que la photographie ne capture pas le sujet avec le même détail et vivacité qu’une illustration. Pour lui, même un croquis maladroit est beaucoup plus précieux pour percevoir la nature qu’une photographie ou une dessin en noir et blanc. D’après Haeckel ceci est dû non seulement aux couleurs employés, mais aussi au fait que l’artiste représente son sujet en soulignant les caractéristiques essentielles, contrairement à la photographie qui capture à la fois l’essentiel et le superflu, le tout et le rien. 

A partir de spécimens à sa disposition qu’il observe attentivement à l’œil nu ou au microscope, Haeckel reconstitue ces organismes sur papier en reproduisant leurs caractéristiques essentielles et en leur donnant vie et mouvement à travers des couleurs et son imagination dans le but de transmettre à l’observateur leur beauté et caractéristiques physiques, tout en lui permettant de vivre une expérience semblable à celle du naturaliste qui rencontre pour la première fois ces créatures. Ces monographies permettent d’apprécier la grande diversité de la vie sur Terre et donnent accès à un public plus vaste aux merveilleuses créatures microscopiques, du fond de l’océan et des forêts exotiques. Les illustrations de Haeckel accompagnent également les naturalistes qui peuvent s’en servir pour l’identification d’espèces. 

La beauté de ses images à une forte influence dans la société, notamment dans les courants artistiques tels que l’art nouveau qui va produire toute une variété d’objets inspirés des formes dessinées par Haeckel, par exemple les lustres en forme de méduses et radiolaires dessinés par Constant Roux pour le Musée océanographique de Monaco ou la Porte Monumentale de René Binet pour l’exposition universelle de Paris en 1900. De nos jours, ses illustrations sont reproduites sur des tasses, des sacs, des vêtements, ou bien encore vendues sous forme d’autocollants, d’affiches, de cartes postales, et ses ouvrages continuent à émerveiller les lecteurs. Étant donné la grande diversité des organismes représentés, plusieurs de ses lithographies sont encore utilisées dans le cadre de l’enseignement.

Parler de science… en prenant des libertés artistiques

Malgré l’acclamation que reçoit son travail, il est également sujet à de fortes critiques. 

Les organismes représentés par Haeckel sont trop parfaits et symétriques, caractéristiques qui lui sont reprochées comme non-darwiniennes. A celà Haeckel répond que ses illustrations ne prennent pas compte de la grande diversité et des caractères variables au sein d’une espèce puisqu’elles montrent un organisme type qui représente l’ensemble de l’espèce et permet son identification. 

En 1868, ses planches représentant des embryons de divers animaux font l’objet d’une grande controverse lors de laquelle Haeckel est accusé de fraude scientifique. En illustrant avec la même image le même stade embryonnaire chez le chien, la poule et la tortue, Haeckel cherche à montrer les ressemblances dans le développement d’individus de différentes espèces, phénomène associé à une descendance commune. Bien que ces ressemblances existent, elles ne sont cependant pas représentées sur les planches, qui montrent un copié-collé de la même illustration. Cet événement met en question la crédibilité en tant que scientifique de Haeckel, qui connu pour la précision et qualité de ses observations, présente exprès des fausses informations. De nos jours, ce type de fraude est encore très prévalent et sévèrement pénalisé par la communauté scientifique.

A la limite entre art et science

Les images produites par Haeckel sont exactes scientifiquement; il s’agit de reproductions fidèles de l’organisme en question à partir d’observations attentives du spécimen. Haeckel n’invente pas de détails, mais il choisit lesquels il veut mettre en valeur. Cependant, son œuvre est aussi la matérialisation de ses croyances. Pour Haeckel, la symétrie et les ressemblances montrent les liens entre les êtres vivants et rendent évidente la théorie de l’évolution de Darwin qu’il cherche à diffuser à travers ses travaux. Les illustrations sont également imbibés des sentiments de leur auteur, par exemple sur les planches de Desmonema annasethe, méduse nommée en l’honneur de sa défunte épouse Anna Sethe, il représente l’animal en mouvement, évoquant ainsi le souvenir des cheveux de sa femme. Ses lithographies débordant de détail et couleur présentent les organismes dans un arrangement esthétique et exubérant. Bien que réalisées à partir de minutieuses observations suivant une démarche scientifique, ces illustrations sont une interprétation soumise aux attentes, présupposés et intentions de Haeckel. Son œuvre à un impact au-delà de la biologie, ayant un aspect social, politique et éthique qui soulève des questions concernant la démarcation entre art et science.

Vous pouvez consulter ici plusieurs planches de Formes artistiques de la nature.

Bibliographie:

Robert J. Richards, « The Tragic Sense of Ernst Haeckel: His Scientific and Artistic Struggles » http://home.uchicago.edu/~rjr6/articles/Kunsthalle2.pdf

Florian Maderspacher, « The enthusiastic observer — Haeckel as artist », Current Biology, Volume 29, Issue 24, 2019, pages R1272-R1276.

Jean-Claude Gens, « De l’éthique de la responsabilité à l’esthétique de l’émerveillement. », Transversalités, 2016, 139, pages 65-79. https://doi.org/10.3917/trans.139.0065

Crédits photographiques:

Dennis Hayes IV sur Flickr, Licence CC BY-NC-ND 2.0

lolaleeloo2 sur Flickr, Licence CC BY 2.0

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