La révolution zapatiste est-elle une révolution de paradigme ?

Le mouvement social qui défie l’hydre capitaliste depuis 28 ans.

Dans les montagnes du Sud-Est mexicain se trouve une région historiquement marquée par l’abandon et l’oppression d’un gouvernement : le Chiapas. Depuis longtemps y habitent des communautés indigènes. Elles ont redéfini leur vision du monde et se sont organisées dans un mouvement qui à partir de 1 janvier 1994 a bouleversé l’appareil capitaliste et néolibéral dans lequel on habite: le mouvement zapatiste, dont on propose une analyse d’après la notion de paradigme kuhnien.

Un paradigme¹ est un ensemble de principes fondamentaux acceptés et transmis par une société donnée, qui les développe et les adapte au devenir de la réalité. C’est un cœur de principes qui permet de produire de nouvelles explications ou prédictions: son but est de résoudre les énigmes qui lui résistent. Nous appliquerons cette notion à la fois au gouvernement mexicain et au mouvement zapatiste, afin de comprendre sa révolution.

Un problème avec le gouvernement

Dans la révolution mexicaine de 1910, la faction dirigée par Emiliano Zapata a cherché la souveraineté des paysans du sud du pays sur leurs terres. Par contre dans la pratique ce but était limité² et les gouvernements postrévolutionnaires ont donné un élan au développement du capitalisme au Mexique³ avec le PRI (Partido Revolucionario Institucional, le parti politique qui était au pouvoir pendant soixante-dix ans), ses politiques néolibérales et ses pratiques corrompues qui ont amplifié de plus belle les inégalités déjà existantes, et ont laissé les populations indigènes dans l’exclusion, dans la pauvreté et dans une marginalisation généralisée.

La logique gouvernementale néolibérale, capitaliste, classiste et élitiste n’a pas permis de répondre aux nécessités des populations indigènes qui y sont soumises, et qui demandent un accès prioritaire à l’exploitation de leurs terres, un accès à l’école, l’accès à des hôpitaux et à la pharmacie. 

Ce gouvernement se présente, selon les néozapatistes⁴ comme une “hydre”⁵: dans les quelques cas où il se propose d’apporter une “solution”, il se maintient dans son statu quo et ne produit rien de neuf. Au contraire, il maintient ses principes sans y apposer de nouvelles règles, et l’oppression se perpétue⁶. Cela se fait au détriment de réelles solutions aux énigmes qui lui sont posées. C’est donc proprement un paradigme dégénératif⁷. L’exploitation de ce peuple est forte, et lui paraît être inévitable.

Nouvel an, nouvelle révolution

La situation difficile des indigènes les a poussés à réfléchir et à s’organiser. Ils.elles en sont venu.e.s à la conclusion que faire une révolution était le seul moyen d’apporter des réponses aux problèmes que le gouvernement se refuse de résoudre. Ils constituèrent donc une armée, l’EZLN (Ejército Zapatista de Liberación Nacional).

Concrètement, voici ce qu’il s’est passé: dans la nuit du 31 décembre au 1 janvier 1994, quelques combats ont eu lieu et la ville de San Cristobal des las Casas (une ville parmi 5 autres) a été prise par l’EZLN. Le mouvement se révélait au grand jour, après être sorti de ses bases de la forêt Lacandone. Il déclare officiellement la guerre à l’État mexicain. C’est l’une des rares fois où des armes ont été utilisées par celles.eux qui se considèrent cependant comme une armée⁸ et exceptionnellement de manière offensive⁹. 

De la révolution guévarienne au paradigme zapatiste

La lecture du Che sur les opérations de révolution peut nous renseigner sur ce qu’ont fait (et n’ont pas fait) les zapatistes pour faire la révolution¹⁰. Il semblait que le but était surtout d’organiser un coup médiatique, pour que cette lutte sociale soit reconnue par l’État mexicain. Il s’ensuivit plusieurs années de discussions et de communications, puis l’abandon de toute interaction improductive avec l’État pour les revendications de l’EZLN. La tactique de la sortie au grand jour et le coup médiatique sont recommandés par le Che, mais l’EZLN n’a pas la prétention de libérer le pays par les armes, ni même d’éduquer idéologiquement les paysan.annes du Mexique à penser qu’elles.ils doivent être libéré.e.s – seul moyen pour le Che de faire une véritable révolution.

À partir de ces faits, on peut distinguer deux mouvements dans la pensée de l’EZLN. Au départ, la révolution s’est produite par la réflexion confinée dans des bases cachées, puis par la guerre et enfin par une très forte médiatisation¹¹ et des revendications concrètes pour les peuples indigènes, ces revendications étant fondées sur des notions de démocratie, de liberté et de justice propres à l’EZLN. Ce moment semble être préparadigmatique : c’est selon Kuhn le moment disruptif et parfois hasardeux qui précède l’apparition d’un nouveau paradigme. 21 ans après, en 2015, dans plusieurs conférences données par l’EZLN¹² on aperçoit que ses acteurs.trices ont pensé de manière réflexive sur leur passé et leur manière de s’organiser révolutionnairement. C’est-à-dire qu’elles.ils ont moins employé les revendications indigénistes de manière exclusive¹³ et qu’ils ont commencé à demander: “¿Y tú, qué ?” (“Et toi, quoi ?”).

Cette question, c’est la même qui a fondé le mouvement zapatiste. D’une situation progressivement dépourvue de moyens de vie, le zapatisme a émergé en tentant de comprendre son histoire, sa situation sociale, et la philosophie de son temps. Les zapatistes se sont demandé.e.s ce qu’ils voulaient. De là, le mouvement a pris l’habitude fondamentale d’appliquer une règle de réflexivité sur sa situation historique propre.

Les principes du paradigme zapatiste

Les zapatistes possèdent un fondement de pensée très concret : la forêt Lacandone. Celle-ci est exploitée par des entreprises étrangères et des latifundistas¹⁴, ce qui réduit les terres potentiellement exploitables pour les communautés indigènes, mais aussi les oblige à subir une économie injuste où des étrangers s’approprient des terres que les indigènes pensaient posséder par nécessité et par histoire. De là proviennent des revendications pour une possession équitable des terres, et un refus de la morale étatique mexicaine. 

Le néozapatisme révolutionnaire, qui fit la guerre (brièvement) en 1994, se caractérise après 1994 par une ouverture internationale en plus de revendications indigènes, tout en conservant ses traits réflexifs¹⁵.

Nous identifions dans le paradigme zapatiste des concepts fondamentaux : l’autonomie et la communauté, deux concepts qui soutiennent le travail collectif où la discussion est indispensable; l’autoréflexion constante puisque “c’est toute leur structure économique, sociale et culturelle qui est remise en question”¹⁶; enfin la pensée démocratique en cherchant le consensus et en le respectant d’une manière irrévocable.

Dans ce sens nous pouvons souligner que de cette réflexivité est née la Loi révolutionnaire sur les femmes de 1993 par exemple, qui met l’accent sur les droits et la place des femmes¹⁷ dans la révolution zapatiste, cette loi est provoquée par la nécessité des femmes zapatistes d’avoir leurs propres revendications malgré la réticence d’une grande partie des hommes zapatistes dans cette époque là¹⁸.

Nous pouvons parler alors d’une resignification zapatiste des notions du paradigme hégémonique comme le pouvoir, la politique, l’économie, la société civile… où leur capacité à changer de sens leur a permis de soutenir les attaques constantes d’un système qui se perpétue coûte que coûte. 

Répondre à une question “insoluble”

Le paradigme zapatiste se caractérise par une capacité d’invention et d’innovation particulière car il est réflexif et pratique. Il est apte à résoudre des énigmes. Pour les zapatistes la théorie sans pratique n’est pas vraiment une critique*, elles.ils se sont organisé.e.s pour transformer leur réalité. Cette transformation progressive ils.elles la constatent dans les changements qu’elles.ils ont provoqué.e.s depuis près de trente ans après leur soulèvement. C’est un projet théorique et pratique qui change constamment et qui fait du questionnement sa méthode de base, à côté d’une reconstruction de la généalogie de tout ce que les zapatistes ont besoin de comprendre, soit le système capitaliste ou le propre devenir du mouvement zapatiste.

On peut donc qualifier ce paradigme de pensée de fructueux. Ce paradigme a émergé d’une lutte organisée envers les acteurs d’un paradigme incapable de résoudre certaines questions, que les zapatistes se proposent d’entamer et de résoudre progressivement.

Bibliographie :

Barrera Hernández A., 2020,  “Democracia radical en la filosofía política zapatista”, Contralínea, https://contralinea.com.mx/analisis/social/democracia-radical-en-la-filosofia-politica-zapatista/ consulté le 24 mai 2022.

Baschet J., 2019, La rébellion zapatiste : insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Flammarion, 398 p.

Commission Sexta de l’EZLN, 2018, Pistes zapatistes. La pensée critique face à l’hydre capitaliste, Albache – Nada – Union Syndicales Solidaires, 500 p.

Escobar-Guerrero M., 2015, “EZLN: Reflexión teórica y pensamiento crítico”, Facultad de Filosofía y Letras, Universidad Nacional Autónoma de México, 13p, http://ru.ffyl.unam.mx/handle/10391/4749 consulté le 25 mai 2022.

Guevera E, 2009., La guerre de guérilla, Mille et une nuits, 216 p.

Kuhn T., 2008, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 284 p. (The Structure of Scientific Revolutions traduit de l’anglais par Meyer L., 1983).

Le Bot Y., 1997, Le rêve zapatiste / Sous-commandant Marcos, Paris, Seuil, 294 p.

Matamoros Ponce F., 1998, Mémoire et utopie au Mexique : mythes, traditions et imaginaire indigène dans la genèse du néozapatisme, Paris, Syllepse,  207 p.

Ornelas Bernal R., 2007, L’autonomie, axe de la résistance zapatiste : du soulèvement armé à la naissance des Caracoles, Paris, Rue des Cascades, 125 p, (La autonomía como eje de la resistencia zapatista: del levantamiento armado al nacimiento de los Caracoles, traduit de l’espagnol par Caído A.).

Pablo B., 2000, « Le discours zapatiste sur Internet. Champ d’action, enjeux et formes », Cahiers d’études romanes [En ligne], vol. 4, §15 mis en ligne le 15 janvier 2013, consulté le 08 juin 2022. URL : http://journals.openedition.org.scd-rproxy.u-strasbg.fr/etudesromanes/3241 ; DOI : https://doi-org.scd-rproxy.u-strasbg.fr/10.4000/etudesromanes.3241

Sous-commandant Marcos, 1994, ¡ Ya basta ! Les insurgés zapatistes racontent un de révolte au Chiapas, Paris, Dagorno, 480 p.

Autres sources :

Image en miniature: Illustration de Jocelyn Nieto in Commission Sexta de l’EZLN, 2018, Pistes zapatistes. La pensée critique face à l’hydre capitaliste, Albache – Nada – Union Syndicales Solidaires.

Image en introduction: rognage de Sainte Marguerite, Raphaël, ca. 1518 (Source).

1. Kuhn T.S., 1970/2018, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion. On peut lire la Postface pour une définition résumée et critique du paradigme kuhnien. [↩]
2. La répartition des terres sous le président Lázaro Cárdenas (1936-1940) se concrétise, néanmoins si son gouvernement réitère et réalise plusieurs idéaux de la révolution, le projet agraire ne finit pas de se développer dans les prochains gouvernements du PRI. [↩]
3.  Matamoros Ponce F., 1998, Mémoire et utopie au Mexique : mythes, traditions et imaginaire indigène dans la genèse du néozapatisme, Paris, Syllepse,  p.56. [↩]
4. Néozapatisme est le terme destiné au mouvement zapatiste commencé le 1er janvier de 1994. Il est courant de désigner ceux qui appartiennent à ce mouvement comme des « zapatistes », bien que le « zapatisme » se réfère strictement au mouvement armé dirigé par Emiliano Zapata lors de la révolution mexicaine de 1910. Les néozapatistes s’identifient eux-mêmes comme des zapatistes, en références aux luttes sociales de Zapata. [↩]
5. Les zapatistes parlent de l’Hydre capitaliste, un animal qui, même mutilé, peut reconstruire ses tentacules, “s’adapte, mute et est capable de se régénérer complètement à partir d’une de ses parties”. Participaciones de la Comisión Sexta del EZLN. El Pensamiento crítico frente a la Hidra Capitalista I. Mexique, 2015, p. 23, 27, 30, 210-215. [↩]
6. « Une autre communauté de Roberto Barrios, qui s’appelle Chulum Juárez, a bénéficié de projets. On leur a aussi proposé une route et la communauté a accepté parce que c’est cimenté. Très vite, ils ont commencé à construire, car c’est une question de mois. La route a bien été faite. Une fois construite, ils ont reçu le toit en taule et d’autres matériaux. Mais, après avoir mis des graviers dans les rues de la communauté, une fois que la route est bien là, ils arrivent et ils disent: “Vous savez quoi, messieurs, vous devez partir parce que, dans cette montagne-là, il y a de l’uranium et le gouvernement va l’extraire. Donc, si vous voulez vivre, vous devez partir. Si vous voulez partir, allez à Oaxaca. De toute façon, si vous n’êtes pas d’accord vous partirez de force” »  Commission Sexta de l’EZLN, 2018, Pistes zapatistes. La pensée critique face à l’hydre capitaliste, Albache – Nada – Union Syndicales Solidaires, Clermont-Ferrand, p. 107. [↩]
7. Après Kuhn, Lakatos redéfinit la notion de paradigme et l’appelle “programme de recherche”. Le programme de recherche possède un hard core (“coeur dur”) de principes, qui permet d’émettre une structure de théories ad hoc. Quand ces théories ne visent plus à prédire de nouveaux faits, mais ne servent qu’à justifier l’existence du coeur du programme de recherche, ce dernier est dit “dégénératif”. On trouve cette définition dans l’article “Science and pseudoscience”. A notre tour, nous aimerions qualifier un paradigme incapable de résoudre une énigme, mais seulement en mesure de réitérer son existence insatisfaisante, “dégénératif”. [↩]
8. “Armée” traduisant ejército en espagnol [↩]
9. Les communautés zapatistes étant plus ou moins indépendantes et autonomes, il n’est pas possible de savoir quelle est la régulation sur les armes dans chaque société. Mais le zapatisme en général se proclame comme étant un mouvement pacifiste et n’utilisant les armes que de manière défensive et en dernier recours [↩]
10. Nous utilisons comme référence le livre de Guevera E, 2009., La guerre de guérilla, Mille et une nuits. [↩]
11. L’EZLN communique principalement par lettres dans le journal. Ils ont ainsi choisis plusieurs médias propices à émettre leurs missives, sur un critère de propension à la véracité (Sous-commandant Marcos, 1994, “l’EZLN face aux médias”, Ya basta ! Les insurgés zapatistes racontent un de révolte au Chiapas, Paris, Dagorno, p.152. Il ne faudrait ni tordre ni adoucir les mots du mouvement. D’autre part ils ont pu accorder des interviews vidéo à la télévision, et ils possèdent un site internet très tôt (on en décompte la consultation à partir de 1996 jusqu’en 1999 ici: Pablo B., 2000, « Le discours zapatiste sur Internet. Champ d’action, enjeux et formes », Cahiers d’études romanes [En ligne], vol. 4, §27, mis en ligne le 15 janvier 2013, consulté le 08 juin 2022. URL : http://journals.openedition.org.scd-rproxy.u-strasbg.fr/etudesromanes/3241 ; DOI : https://doi-org.scd-rproxy.u-strasbg.fr/10.4000/etudesromanes.3241 ) [↩]
12. Les conférences auxquelles nous faisons référence ont été prononcées du 2 au 9 mai 2015 et sont recueillies dans l’ouvrage Commission Sexta de l’EZLN, 2018, Pistes zapatistes. La pensée critique face à l’hydre capitaliste, Albache – Nada – Union Syndicales Solidaires, Clermont-Ferrand. La Commission Sexta de l’EZLN est définie comme un “réseau planétaire de luttes anticapitalistes impulsé par les zapatistes”, Commission Sexta de l’EZLN, 2018, Pistes zapatistes. La pensée critique face à l’hydre capitaliste, Albache – Nada – Union Syndicales Solidaires, p. 496 [↩]
13. Depuis 1996: “la Première rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme en juillet 1996, les Commandants David et Hortensia reçoivent les invités en les appelant « frères » et « sœurs » […] “« respetables hermanos y hermanas procedentes de distintos pueblos y países del mundo »”,  Pablo B., 2000, « Le discours zapatiste sur Internet. Champ d’action, enjeux et formes », Cahiers d’études romanes [En ligne], vol. 4, §15 mis en ligne le 15 janvier 2013, consulté le 08 juin 2022. URL : http://journals.openedition.org.scd-rproxy.u-strasbg.fr/etudesromanes/3241 ; DOI : https://doi-org.scd-rproxy.u-strasbg.fr/10.4000/etudesromanes.3241. L’auteur est cependant très critique. [↩]
14. De grands propriétaires agraires. [↩]
15. La réflexivité est présente dès le début. Dans Sous-commandant Marcos, ¡ Ya basta ! Les insurgés zapatistes racontent un de révolte au Chiapas, Paris, Dagorno, p.32-33,. les Lois des droits et des devoirs des Forces armées révolutionnaires les empêche de commettre, théoriquement, une action contraire à l’idéal de la société zapatiste qui est autonome et libre. On remarque d’ailleurs au point “k /” le dénoncement nécessaire de malfaiteurs. [↩]
16. Ornelas Bernal R., 2007, L’autonomie, axe de la résistance zapatiste : du soulèvement armé à la naissance des Caracoles, Paris, Rue des Cascades, p.23. [↩]
17. Selon Ornelas Bernal “Comme l’EZLN l’a même signalé, l’application effective de cette loi reste irrégulière et limitée mais le seule fait d’avoir inclus les exigences de femmes dans un programme révolutionnaire a servi de catalyseur à une transformation accélérée qui alimente la vitalité de la lutte zapatiste”. Ibid, p.23. [↩]
18. Le Bot Y., 1997, Le rêve zapatiste / Sous-commandant Marcos, Paris, Seuil, p.254-256 [↩]

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