Zoopoétique : entre lettres et l’animal

Animal ne rime pas avec littérature, et pourtant…

À travers ce champ interdisciplinaire qu’est la zoopoétique, des réflexions sont proposées,  empruntant des chemins à des domaines majeurs tels que la littérature, l’écologie, la philosophie ou l’anthropologie.  Fondée et imaginée dans les années 2000 par Anne Simon, l’approche zoopoétique se propose d’analyser des textes littéraires ayant pour sujet les « animaux », avec un prisme linguistique qui permet d’en observer et décoder styles, rythmes, phrasés et constructions narratives. Comme le spécifie cette directrice de recherche du CNRS, lors de son entretien avec Nadia Taïbi, la zoopoétique se cristallise à la croisée des chercheur·euses et de leurs pensées. Des visions écologiques ou anthropologiques de nos rapports aux règnes animaux seront en effet bien distinctes. Et pourtant, deux scientifiques peuvent avoir une focale complètement différente, leur média privilégié de communication d’un quelconque substrat restera pourtant l’écriture. Et celle-ci n’est à l’évidence jamais neutre, mais bien teintée d’idéologies qui s’expriment parfois comme des réflexes. Les moyens mis en jeu par les auteur·rices dans leurs textes interfaces des mondes animaux ne semblent pouvoir y échapper. 

La chasse dans les lettres : à la poursuite de l’animalité

Durant la lecture de cet entretien avec Anne Simon, j’ai eu envie de vous partager une réflexion à mon sens tout à fait intéressante, à propos de l’approche zoopoétique sur la thématique de la traque et de l’esquive. Pour l’écrivain Maurice Genevoix, une attention particulière est accordée au rapport entre la chasse et l’animalité en littérature. En effet, comme le mentionne la chercheuse, « on trouve l’idée que la traque est un des plus anciens rapports de l’homme à l’animal ». Certains philosophes, comme Carlo Ginzburg, iront jusqu’à imaginer la chasse comme une forme primitive du récit chez l’humain.

Avec la traque de l’animal se retrouve une dimension presque empathique dans notre rapport à celui-ci, comme une volonté d’être à la place de- : empreintes, odeurs, marques, bruits ; c’est dans l’absence de l’animal qui est poursuivi que ce fantasme s’exprime le plus couramment. Ici, à partir de ces indices, est imaginé un récit des plus complexes pour combler la traque, on observe comme une « mise en abyme de la question de la narration », reprenant les mots de la chercheuse. En clair, ce qu’elle cherche à expliciter, c’est que lorsque l’humain chasse un animal, il se met dans sa peau et imagine la propre histoire que celui-ci vit à travers les marques qu’il laisse, afin de le capturer. Et cette histoire imaginée, en somme, constituerait une forme primitive de narration.

Cette propriété animalière de l’esquive constitue une représentation littéraire fréquente et habituelle. Si je vous demande de penser à un récit dans lequel y est dépeint la traque d’un animal par l’humain, il ne vous faudrait pas des heures pour me proposer le titre d’un grand classique. Le roman Moby Dick (1851, Herman Melville) est proposé comme étant un « paradigme » du monde animal en littérature. Que la définition considérée soit celle de son renvoi grammatical, ou du concept épistémologique proposé par Thomas S. Kuhn, cette chasse à l’animal se représente ici comme une habitude de récit, comme un moyen privilégié qui renvoie à l’empathie que nous portons pour son règne. Cette proposition permet de questionner le lectorat sur les rapports intrinsèques qui le lient, non seulement au règne animal non-humain, mais à tous les règnes naturels qui l’entourent et avec lesquels il interagit. L’histoire se termine par la traque accomplie, puis la mort de l’animal, comme si « le seul moyen de rencontrer l’animal […], semble être de lui prendre la vie ». 

Zoopoétique ? Zoopolitique !

Avec cette approche des textes littéraires, il ne s’agit pas uniquement d’apporter une focale nouvelle sur des romans sortis du placard. Des regards seront proposés sur des thématiques actuelles et politiques (non pas que les plus vieux ouvrages ne le fussent pas !), telle que la mécanisation du biologique. Par exemple, la chercheuse a travaillé sur les représentations de l’élevage industriel en littérature. Il est intéressant d’y noter une confrontation ici entre cette approche de l’animalité mécaniste, avec ce caractère évasif qui lui est conféré, potentiellement à l’origine de nos narrations. C’est ici un intérêt tout particulier que peut jouer cette recherche littéraire : les auteur·rices, à travers leurs écritures, nous permettent le rapprochement des affects du monde animal. De ce fait, il serait possible d’aller à l’encontre de cette « tendance mortifère » qui est décrite dans l’article, face à laquelle les animaux font face depuis des décennies. Comme le précise une fois de plus Anne Simon avec ironie mais justesse, l’objectif c’est de faire le rapprochement entre la corporéité des bêtes et la textuelle, pas de faire de la « thanatopoétique ».  Une tendance utilitaire de ce mouvement le penserait comme provocateur d’empathie chez son lectorat, avec une construction réflexive induite tout au long de sa lecture, dont il faudrait prendre conscience. Ainsi ce faisant, serait permise une redistribution des dynamiques qui régissent les rapports humains et non-humains. L’ambition zoopoétique ne réside tout de même pas dans la création d’une écologie idyllique et utopiste. À la façon qu’il n’existe pas de vie sans la mort, la cruauté est un mode de fonctionnement propre aux rapports intrinsèques des mondes animaux. Comme le précise la chercheuse, le danger ici ne réside non pas dans cette éventuelle séparation, mais dans une automatisation de cette violence. 

Conclusion

À la recherche de la vocalité poétique dans les narrations animales, ce courant d’études littéraires propose de repenser nos rapports aux règnes dans lesquels nous sommes entrelacés de façon interne et novatrice. Parce que nous nous sommes développés sur cette séparation occidentale en règnes dits naturels, il est plus que nécessaire de repenser nos rapports à ces « mondes » qui finalement ne font que partager le même et l’unique : le nôtre. Il s’agirait, en fait, de raviver en nous les indices de notre vivacité, de ce qui nous unifie, afin qu’ils puissent se façonner et résonner en écho avec ce monstrueux « mondes des bêtes ». 

Références bibliographiques

Animots : Carnet de zoopoétique, Hypothèses (URL: https://animots.hypotheses.org/a-propos-danimots), consulté le 07/03/2023. 

Herman M., Moby Dick, Mead and Company, New-York, 1922. 

Taïbi N. et Simon A., « Qu’est-ce que la zoopoétique ? », Sens-Dessous, 16, 2, pp. 115-124, 2015. En ligne : https://www.cairn.info/revue-sens-dessous-2015-2-page-115.htm

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